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10 février 2012

Les mille et une vies de Tarak Ben Ammar

Le producteur de cinéma tunisien Tarak Ben Ammar


Introduction :
Hasard des classements sur "Google images", vous avez été des milliers à atterrir sur mon blog justement à partir de cette photo. Ce serait bien dommage de le quitter sans une visite un peu plus approfondie ; quelques mots de précisions, alors ;
- Ce blog est associé à une émission de radio (présentation sous le titre) ;
- Sa thématique est le monde musulman ; 
- Plus d'informations sur l'émission en cliquant sur les liens permanents en colonne de droite, ou sur les dizaines de photos de livres et d'invités ;
- Et en navigant à partir des autres liens ou des différents articles, vous pourrez découvrir plus de 2.000 articles.
Bon surf !
J.C


Avec "Or noir" Tarak Ben Ammar vient d'exaucer son rêve de producteur : adapté d'un roman et réalisé par Jean-Jacques Annaud, le film interroge les ambitions du monde arabe.

LA SOIF NOIRE, le roman de Hans Ruesch, aventurier, journaliste et ancien pilote de course, restait bien à l'abri dans sa sacoche. Ce n'était plus seulement un livre, mais un ouvrage rare, à conserver avec tout le soin que mérite un titre paru en 1961, épuisé en France depuis. Au point que l'observateur ne savait plus ce qui importait aux yeux de Tarak Ben Ammar, 62 ans, en le voyant arpenter, le 13 janvier, ses studios d'Hammamet, en Tunisie. L'exemplaire abîmé à force d'avoir été annoté, jauni, rafistolé ? Ou le bon déroulement du tournage d'Or noir, adaptation par Jean-Jacques Annaud du roman. Un récit d'aventure et une parabole philosophique, situé dans un pays du golfe Persique en 1930, lors de la découverte des premiers puits de pétrole ?
La veille, plusieurs quartiers d'Hammamet venaient, malgré le couvre-feu de rigueur, d'être mis à sac par un peuple tunisien excédé par des années de dictature. Le président Zine El Abidine Ben Ali s'apprêtait à prononcer un discours important à la télévision, pour tenter de mettre fin à ce que l'on croyait être de graves manifestations, pas encore la "révolution du jasmin". Mais ses mots n'ont pas suffi. Le 14 janvier, le président tunisien quitta le pays pour l'Arabie saoudite. Le "printemps arabe" était en marche. Il apparaissait alors à Tarak Ben Ammar qu'il ne pouvait y avoir de meilleur moment pour produire son film. "La question posée dans Or noir de l'utilisation du pétrole reste plus que jamais ouverte. Qu'a fait le monde arabe de cette manne ? Il s'est certes enrichi, mais a-t-il investi cet argent dans la culture, la recherche, le savoir ? Bref, dans son avenir ? Du coup, continue de s'interroger M. Ben Ammar, le pétrole a-t-il constitué une chance ou un handicap pour des populations devenues subitement riches, mais confites dans le luxe, n'envisageant leur avenir que comme un moyen de dépenser leur capital ?" Dans le cas d'une Tunisie qui s'apprêtait à changer d'époque, le producteur dressait alors le constat suivant : "Il serait temps que la corruption disparaisse du monde arabe. La Tunisie est une République, nous ne pouvons plus nous conduire comme des roitelets. Si la Tunisie bascule dans la démocratie, cela pourrait produire un effet domino."

TARAK BEN AMMAR RETRACE SA TRAJECTOIRE PROFESSIONNELLE comme si elle relevait d'un scénario hollywoodien. C'est que l'homme qui côtoie "Silvio" (Berlusconi), "Rupert" (Murdoch), le prince saoudien Al-Walid, "Mel" (Gibson), dont il a distribué, en France, La Passion du Christ et Apocalypto, à la fois producteur de cinéma, banquier d'affaires, patron - avec les frères Nabil et Ghazi Karoui et le groupe italien Mediaset - de Nessma ("la brise", en arabe), la première chaîne de télévision privée et libre du Maghreb, aime donner corps à ses récits. Or noir, par exemple, incarnerait la concrétisation d'une idée fixe. Son rêve de producteur. Porté à bout de bras des décennies durant, monté grâce à son obstination et, finalement, distribué dans le monde par deux majors hollywoodiennes, Warner et Universal. Le producteur a renouvelé son option sur le roman tous les cinq ans, toujours anxieux de voir lui échapper les droits, certain aussi que le coeur du roman - un jeune prince promis à une vie d'études se retrouvant au centre d'un conflit lié à la découverte du pétrole - serait toujours d'actualité. "Je me suis toujours dit, après avoir vu Lawrence d'Arabie, qu'il serait bien de faire, un jour, un film dont le personnage principal ne serait pas le colonel anglais incarné par Peter O'Toole, mais le prince arabe interprété par Omar Sharif. Je suis allé dans le monde entier pour trouver de l'argent, notamment auprès de financiers arabes. Mais ça ne les intéressait pas. C'était l'époque du boom économique des années 1970, lié au pétrole. Tout ce qui les intéressait était de financer des routes, des logements, d'acheter des armes, et surtout pas de faire des films ou d'investir dans la culture."

TARAK BEN AMMAR EST LE NEVEU DE HABIB BOURGUIBA, premier président de la République de Tunisie, fils du premier ambassadeur de Tunisie à Rome et en Allemagne, petit-fils du premier bâtonnier de Tunisie. "Quand je suis né, en 1949, la Tunisie n'était pas encore indépendante. Pierre Mendès France nous a donné l'indépendance. Je me souviens que Bourguiba, raconte-t-il, n'avait pas accroché de photos de ses enfants dans son bureau, mais une photo de Mendès." Quand Tarak Ben Ammar est envoyé à la fin des années 1960 à l'université de Georgetown, à Washington, l'usine des futurs dirigeants politiques, aux Etats-Unis et ailleurs, c'est pour marcher dans les pas de son père, et devenir l'un des futurs cadres du pouvoir tunisien. Mais il échappera au destin que sa famille lui assigne en choisissant la voie des saltimbanques, le monde du spectacle, le cinéma. Là où personne ne l'attend, où personne ne veut qu'il aille, surtout quand on est issu d'un pays sans réelle tradition cinématographique.
Dans les années 1970, il persuade George Lucas de venir tourner plusieurs scènes de La Guerre des étoiles en Tunisie, puis Steven Spielberg pour Les Aventuriers de l'arche perdue. Le réalisateur des Dents de la mer se montre d'abord réticent à la perspective de planter sa tente dans le Sud tunisien et, plus largement, dans un pays arabe. Qu'à cela ne tienne ! Tarak Ben Ammar prend l'avion et réussit à convaincre le cinéaste.
Tarak Ben Ammar se plaît à découper son itinéraire en chapitres qui, assemblés, racontent, selon lui, une histoire cohérente : celle d'un homme parti de son pays pour s'établir en France et qui, fort d'une compétence acquise à l'étranger, revient se déployer en Tunisie, et, au-delà, dans tout le monde arabe. Il apprend son métier dans les années 1970. Dans les années 1980, il produit La Traviata de Franco Zeffirelli et Pirates de Roman Polanski. Ce dernier sera un échec commercial cuisant, amplifié par le refus d'Universal de distribuer le film aux Etats-Unis, après s'y être engagé. Ce qui ouvrira la voie à un procès que Tarak Ben Ammar gagnera. Dans les années 1990, il fait de la télévision, en partenariat avec deux mastodontes de la télévision payante en Italie et en Allemagne - Silvio Berlusconi et Leo Kirch -, investit en France dans les industries techniques dans les années 2000.

LA DÉCENNIE 2010 SERA CELLE DE SON EXPANSION dans le monde arabe. Le générique d'Or noir se révèle, de ce point de vue, aussi riche d'enseignements que le film lui-même. Le panneau Doha Film Institute, l'institut du film de Doha, signale la part qatari de cette coproduction qui ne va pas de soi, pour un film où les impasses de l'islam intégriste sont explicitement montrées du doigt. " Le film a réussi son test lorsqu'il a été présenté, en octobre, au Festival du film de Doha-Tribeca, dans le Qatar wahhabite, se réjouit le producteur. Je craignais qu'il soit sifflé : il a été applaudi. Je voudrais inciter les pays arabes à investir dans la culture. La sortie d'Or noir en Tunisie, le 23 novembre, où un parti islamiste vient de remporter les élections, sera un autre test. "Le rôle de Tarak Ben Ammar dans la Tunisie de Ben Ali, lors du tournant qu'a constitué la " révolution du jasmin ", a fait débat. Une information publiée dans L'Express faisait état d'un engagement du producteur, avec une soixantaine d'autres personnalités, en faveur d'un nouveau mandat de Ben Ali. Une nouvelle qui donnera lieu à un vigoureux démenti. Nessma avait été, le 30 décembre 2010, le premier média tunisien à critiquer le régime. Le producteur avait reçu, dans la foulée, une mise en demeure du président tunisien qu'il a, depuis, encadrée. "Nessma est la télévision du Grand Maghreb, la plupart de nos téléspectateurs sont algériens, viennent ensuite les Tunisiens, puis trois millions de Libyens. Nous avons l'intention, prévient-il, comme toutes les chaînes de télévision en Occident, de refléter les différentes opinions de notre vie démocratique."
Nessma s'est retrouvée, une nouvelle fois, mise à l'épreuve quand, en pleine période électorale en Tunisie, les salafistes ont manifesté contre la chaîne. Voitures de ses dirigeants et maison de son directeur général ont été incendiées, en réaction à la diffusion de Persépolis, le film d'animation de la réalisatrice française d'origine iranienne, Marjane Satrapi. Une des séquences du film montre Dieu sous les traits d'un vieillard barbu. Ce qu'interdit l'islam. Le film avait beau avoir été montré dans plusieurs festivals arabes, sa diffusion, en dialecte tunisien, accessible au plus grand nombre donc, lui offrait une tout autre exposition. Qui plus est dans un contexte explosif, où le parti islamiste modéré Ennahda s'apprêtait à prendre le pouvoir. "La démocratie consiste à respecter la volonté populaire, et je n'ai pas de raison, dit-il, de remettre en question ce qu'Ennahda a déclaré pendant la campagne, où il a dénoncé cette violence. Ennahda s'est prononcé pour la démocratie et la liberté d'expression et les acquis des Tunisiens. Nessma fera en sorte de rappeler aux gouvernants leurs promesses électorales. Personne ne nous empêchera d'exporter le succès de la société civile tunisienne, avec sa tolérance pour toutes les minorités, juive et chrétienne, et de montrer au monde, et au monde arabe en particulier, qu'on peut être musulman, moderne et démocrate, comme on peut être juif ou chrétien et démocrate." Tarak Ben Ammar s'apprête à produire, en janvier 2012, en langue arabe, à Sidi Bouzid, un film consacré à Mohamed Bouazizi, l'homme qui s'est immolé par le feu le 17 décembre 2010, marquant le début de la révolution tunisienne et, au-delà, du "printemps arabe". Le producteur a pour objectif d'organiser la première du film en Tunisie, lorsque le pays aura un gouvernement élu avec un Parlement, signe alors que son pays sera entré de plain-pied dans la démocratie. A supposer qu'il y entre enfin pour de bon.

Samuel Blumenfeld,
LeMonde.fr, 25 novembre 2011