Chronique. Où est passée la docteure Ai Fen ? Sa présence
sur les réseaux sociaux chinois ces jours-ci semble contredire les rumeurs sur
l’arrestation de la directrice du département des urgences de l’hôpital central
de Wuhan. Le seul fait que ces rumeurs circulent en dit long, cependant, sur la
méfiance héritée de la gestion initiale, par le pouvoir chinois, de la crise
provoquée par le coronavirus.
Après avoir identifié plusieurs cas de Covid-19 dans
son service, la docteure Ai Fen, comme le rapporte notre correspondant à Pékin, Frédéric Lemaître,
s’était vu interdire la diffusion de cette information par la commission santé
de la ville de Wuhan, le 30 décembre 2019. Son récit, et le tragique épisode concernant son confrère le
docteur Li Wenliang, tué par le virus, le 7 février, après
avoir été sanctionné pour avoir tenté de donner l’alerte sur l’épidémie, ont laissé
des traces. Et pas seulement en Chine.
A l’étranger aussi, les efforts déployés par le régime
communiste chinois pour faire taire les lanceurs d’alerte et étouffer ce qui
apparaissait comme une information gênante resteront comme une tache noire sur
la réputation de la Chine. Ces semaines précieuses, perdues pour cause
d’opacité, ont permis au virus de prospérer et de franchir les frontières,
tandis que Pékin œuvrait à l’OMS, l’Organisation mondiale de la santé, pour retarder l’annonce de la pandémie. Une
double faute, accablante pour l’empire du Milieu
Mais on le sait, les Chinois tablent sur le temps
long : inévitablement, la roue tourne – d’autant mieux qu’ils affirment
l’avoir inventée. Après la douloureuse épreuve de Wuhan, le cœur de la pandémie
s’est déplacé vers l’Europe, puis a gagné les Etats-Unis. Ce retournement de
situation, le président Xi Jinping entend en tirer le meilleur profit : lui
qui, il y a deux mois, voyait dans l’épidémie « un test majeur pour le
système chinois et sa capacité de gouvernance », considère visiblement
que le test a été passé avec succès. Avec un tel succès, même, que ce système
mérite d’être érigé en modèle.
Aujourd’hui, vu de loin, le panorama est saisissant.
Aux Etats-Unis, le président Donald Trump accuse le coup, après avoir joué la
carte du déni face à ce qu’il appelle « le virus de Wuhan ».
Le nombre de morts bat tous les records, celui des chômeurs explose, les
infirmières pleurent de frustration face aux pénuries, le pays étale son
désarroi comme seuls les Américains ont la franchise de le faire.
L’Europe est à peine mieux lotie, armée, au moins,
d’un système de santé publique qui résiste et d’un Etat-providence qui pare au
plus pressé. La compétition pour les masques et autres
équipements médicaux débouche sur des batailles fratricides entre gouverneurs
américains et Etat fédéral, et entre Etats membres de l’Union européenne. Au
cours d’interminables visioconférences, ces mêmes Etats membres tentent de
surmonter leurs divisions pour partager le fardeau de la riposte économique.
Les Européens savent qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes : le leadership américain est porté disparu.
C’est là qu’arrive la Chine. Alors que Wuhan émerge de son confinement draconien, elle
est sur tous les fronts, humanitaires et commerciaux, soucieuse de venir en
aide au monde en détresse, après avoir terrassé le coronavirus chez elle. Les
images des avions chinois livrant masques et matériels aux pays européens font
le tour du monde, relayées avec lourdeur sur les réseaux sociaux par les
ambassadeurs de Chine, dépêchés sur le front de cette vaste offensive de
propagande. Qu’importe que ces pays aient eux-mêmes, plus pudiquement, envoyé
de l’aide à la Chine quand elle en avait besoin, en janvier et février !
L’Italie est la cible privilégiée : c’est elle, déjà,
qui avait signé un protocole d’accord, en 2019, pour s’associer aux
« nouvelles routes de la soie », l’instrument d’influence déployé par
Pékin depuis 2013. Le président Xi fait même savoir qu’il est prêt à étendre sa
bienveillance aux Etats-Unis, pourtant en guerre commerciale avec Pékin. Une
gigantesque opération de soft power. La Russie, qui s’y essaie aussi,
joue petit bras.
En mettant en évidence la dépendance vitale des
Occidentaux pour leur approvisionnement médical, le coronavirus a rendu à
l’empire du Milieu son rôle central. Pour Xi Jinping, la tentation est grande
de penser que le moment de la Chine est venu, celui de prouver l’efficacité de
son modèle. Ira-t-il plus loin ? Cherchera-t-il à pousser son avantage sur le
terrain stratégique? Washington s’en préoccupe, après un incident en mer de
Chine méridionale, au cours duquel, la semaine dernière, un navire chinois a
coulé un chalutier vietnamien.
Mais la guerre du coronavirus est loin d’être finie,
et Pékin aurait tort de crier victoire trop tôt. Si les chiffres affichés par
la Chine semblent lui donner un avantage sur les pays démocratiques, soumis à une
obligation de transparence, rien ne dit que cet avantage résistera à l’épreuve
des faits. Nul ne sait non plus comment le monde se relèvera du désastre
économique qui s’annonce, s’il y aura des gagnants et des perdants, ni quel
sera son impact sur les régimes politiques.
Enfin, à l’examiner de plus près, la « diplomatie
sanitaire » de la Chine, déjà mise à mal par le départ de la pandémie,
s’illustre surtout par un activisme forcené au sein de l’OMS, dont on perçoit
aujourd’hui les conséquences. L’analyse au plus près réalisée par la sinologue Alice Ekman
d’un discours prononcé le 18 août 2017, à Pékin, par le directeur général de
l’OMS, quelques jours après son élection avec l’appui de la Chine, est terrible
: près d’une dizaine de fois dans ce discours, Tedros Adhanom Ghebreyesus
reprend à son compte, relève-t-elle, « les expressions officielles,
concepts et mécanismes du gouvernement chinois ». La route de la soie
« sanitaire » passait d’abord par Genève, siège de l’OMS, et le
système onusien.
Sylvie Kauffmann,
Le Monde, 8 avril 2020