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01 décembre 2019

Combattre la haine : que peut-on faire ? Mon intervention pour la Fraternité d’Abraham


Introduction :

Le 23 juin 2019 se tenait, à la Grande Mosquée de Paris, l’Assemblée Générale de la Fraternité d’Abraham. Comme c’est le cas ces dernières années, notre président Edmond Lisle avait demandé à chaque vice-président de « plancher ». La thématique était laissée au choix de chaque intervenant, et j’ai ainsi choisi de revenir, un an après, sur le thème proposé en 2018, « Rappeler ce que la Fraternité d’Abraham a fait, ou devrait faire, pour combattre le sentiment anti-islam qui se développe en France, l'antisémitisme qui s'y propage, et encourager le dialogue inter-religieux. » Ce texte a été publié dans le numéro 183 de notre revue.
J’ajouterai, enfin, que ce que j’ai dit à cette Assemblée Générale – « j’avoue avoir tiré comme conclusion qu’il faut cesser, dans notre pays, de faire de la crainte des guerres de religions une inquiétude prioritaire » – rentre en résonnance parfaite, à la fois avec le nouveau cadre de mon émission, et avec mon engagement auprès de l’INRER, qui s’intéresse à toutes les radicalités fracturant nos sociétés.

D’abord, un état des lieux, personnel, un an après avoir planché sur le thème « Que peut faire la Fraternité d’Abraham contre l’antisémitisme et le sentiment anti-islam ? ». En gros, j’avais dit qu’il ne fallait pas imaginer un rôle spécifique, j’avais aussi évoqué par quelques chiffres la banalisation des préjugés antisémites. Où en sommes-nous ? Quelques chiffres à nouveau, ils sont tirés d’une toute récente enquête réalisée par « l’American Jewish Committee ». Dans notre pays, une majorité de 58% des juifs ont personnellement déjà subi l’antisémitisme, et 56% ne pensent pas que la France agit de manière effective contre ce fléau. De plus, 55% des Juifs français ont considéré émigrer au cours des dernières années – 21% pour des raisons économiques, 17% par peur de l’avenir pour leur communauté, 12% par inquiétude envers l’avenir de la France et 5% par attraction religieuse ou culturelle envers un autre pays. Heureusement, 41% n’ont jamais considéré l’option de quitter la France.


Quelques données et questions. Alors qu’un arsenal juridique existe pour réprimer le racisme et l’antisémitisme, ceux qui véhiculent la haine continuent de le faire quasi impunément ; malgré une condamnation à de la prison ferme assortie d’un mandat de dépôt, Alain Soral n’a pas passé une seule nuit sous les barreaux, ni lui, ni Dieudonné et leurs vidéos sont suivies par des centaines de milliers de fidèles ; la loi pour réprimer plus efficacement les messages haineux sur Internet n’est pas encore votée, et les responsables des réseaux sociaux laissent toujours se diffuser le négationnisme de la Shoah. La crise terrible que nous avons vécue avec le mouvement des Gilets Jaunes – une crise qui m’a effrayé, à la fois comme citoyen et comme juif – a vu tous les antisémites virulents, d’extrême-droite, d’extrême gauche ou antisionistes radicaux de toutes origines, soutenir la violence et surtout, faire apparaitre en pleine rue les délires complotistes qui ne circulaient avant que dans la jungle d’Internet : on a pu lire sur des pancartes que la dette était une création artificielle des Rothschild, les Rothschild manipulant un Emmanuel Macron réduit au rôle de pantin, comme dans la pire propagande nazie des années 40. On a certes vu quelques manifestations de solidarité ; mais sur les réseaux sociaux, on constate le plus souvent un clivage pavlovien, où on ne dénonce qu’un antisémitisme conforme à ses croyances : les uns ne le voient qu’à l’extrême droite, les autres ne le voient qu’à l’extrême gauche, ou parmi les musulmans, alors que maintenant les mêmes délires complotistes et les mêmes éléments de langage sont partagés par ceux qui ont, dans le fond, des haines communes : haine de nos institutions démocratiques ; haine d’un monde ouvert, où par définition on est confronté aux différences ; haine de l’Union Européenne que l’on voudrait voir disparaitre ; et, bien entendu car tout est lié, haine des juifs.


Après ces évènements, j’avoue avoir tiré comme conclusion qu’il faut cesser, dans notre pays, de faire de la crainte des guerres de religion une inquiétude prioritaire. Et cela, malgré les instrumentalisations opposées des extrémistes, manipulant la question musulmane à des fins politiques. La vraie fracture, chez nous, n’est pas là, mais elle existe, comme ailleurs, entre les « gagnants » et les « perdants » de la mondialisation. Ceux qui n’ont pas de diplômes, pas de culture, pas de formation qualifiante et qui se sentent rejetés, ont exprimé plus qu’un malaise avec ce qu’on a vécu, destructions, incendies, pillages, attaques des forces de l’ordre : on sait pour qui ils votent en majorité, et pour le dire clairement, ils me font plus peur que les terroristes islamistes. J’ajouterai enfin que les quelques 30% de Français qui, jusqu’au bout, ont justifié la violence pour ce mouvement social, non seulement m’ont effrayé, mais encore sont le reflet de la disparition de tout civisme dans une grande partie de la société.


Ensuite, à propos de ce qui s’est passé dans le monde depuis notre dernière Assemblée Générale en juin 2018. Il faudrait être aveugle ou sourd pour ne pas avoir enregistré des évènements plus que troublants concernant les minorités religieuses, partout dans le monde. Alors qu’on ne s’inquiétait que du terrorisme inspiré par l’islamisme radical, on a vu des massacres de masse commis par des chrétiens fanatiques, inspirés eux aussi par des délires circulant sur Internet, comme la théorie du soi-disant « grand remplacement » : un tueur a massacré 50 innocents dans des mosquées en Nouvelle Zélande ; d’autres ont attaqué des juifs en prière dans des synagogues aux Etats-Unis, tuant eux aussi des innocents. En Chine populaire – pays qui peut acquérir un leadership mondial dans quelques années – un million de musulmans sont soumis à une « rééducation », et cela dans le silence troublant d’Etats et organisations qui devraient leur manifester une solidarité naturelle. Tout ceci, dans un monde où certes le Daech a été battu au Moyen-Orient, mais où les Djihadistes continuent de massacrer des milliers de chrétiens, du Sri Lanka à l’Afrique.


Les horreurs évoquées à l’instant ne sont pas le résultat de batailles rangées entre des peuples dirigés par des hiérarchies religieuses, ce sont des conflits hybrides et totalement décentralisés ; les belles paroles d’un leader spirituel ont beaucoup moins d’influence qu’on se plait à la dire, face à des psychopathes ou à des chefs de bandes. Ensuite, – et là je ne pense pas du tout à ce que nous faisons ici, mais à d’autres actions, plus médiatisées que les nôtres –, il faut bien avoir à l’esprit que certains ont aussi des agendas bien éloignés de nos idéaux : ici, un personnage richissime peut acquérir prestige et influence ; là, des vaniteux s’affichent sur des photos à côté de célébrités, en ayant le culot de faire croire sur les réseaux sociaux qu’ainsi ils font avancer la paix dans le monde ; alors que la dispersion n’est pas forcément synonyme d’efficacité, les associations se multiplient ; et souvent, enfin, des intérêts géopolitiques conduisent des régimes à se servir, pour leur propre publicité, du dialogue inter religieux.


Est-ce que le discours central de la Fraternité d’Abraham, qui rappelle les valeurs communes aux fois monothéistes, valorise les échanges, le respect et la connaissance réciproque, peut jouer un rôle déterminant face à ces développements ? Rôle de témoignage, certainement, comme lorsque nous nous réunissons aujourd’hui, par notre revue, notre site, ou à l’occasion des conférences si intéressantes et qui ont été rappelées ce matin. Notre association - comme d’autres travaillant dans l’inter religieux -, est nécessaire pour valoriser le positif, tisser des liens, rapprocher les hommes de bonne volonté. Mais enfin il faut conserver aussi un peu de lucidité.


Jean Corcos