Introduction :
Le 23 juin 2019 se tenait, à la Grande Mosquée de Paris, l’Assemblée
Générale de la Fraternité d’Abraham. Comme c’est le cas ces dernières années,
notre président Edmond Lisle avait demandé à chaque vice-président de
« plancher ». La thématique était laissée au
choix de chaque intervenant, et j’ai ainsi choisi de revenir, un an après, sur
le thème proposé en 2018, « Rappeler ce que la Fraternité d’Abraham a
fait, ou devrait faire, pour combattre le sentiment anti-islam qui
se développe en France, l'antisémitisme qui s'y propage, et encourager le
dialogue inter-religieux. » Ce texte a été publié dans le numéro 183 de
notre revue.
J’ajouterai, enfin, que ce que j’ai dit à cette Assemblée Générale – « j’avoue
avoir tiré comme conclusion qu’il faut cesser, dans notre pays, de faire de la
crainte des guerres de religions une inquiétude prioritaire » – rentre en
résonnance parfaite, à la fois avec le nouveau cadre de mon émission, et avec
mon engagement auprès de l’INRER, qui s’intéresse à toutes les radicalités
fracturant nos sociétés.
D’abord,
un état des lieux, personnel, un an après avoir planché sur le thème « Que
peut faire la Fraternité d’Abraham contre l’antisémitisme et le sentiment
anti-islam ? ». En gros, j’avais dit qu’il ne fallait pas imaginer un
rôle spécifique, j’avais aussi évoqué par quelques chiffres la banalisation des
préjugés antisémites. Où en sommes-nous ? Quelques chiffres à nouveau, ils
sont tirés d’une toute récente enquête réalisée par « l’American Jewish
Committee ». Dans notre pays, une majorité de 58% des juifs ont
personnellement déjà subi l’antisémitisme, et 56% ne pensent pas que la France
agit de manière effective contre ce fléau. De plus, 55% des Juifs français
ont considéré émigrer au cours des dernières années – 21% pour des raisons
économiques, 17% par peur de l’avenir pour leur communauté, 12% par inquiétude
envers l’avenir de la France et 5% par attraction religieuse ou culturelle
envers un autre pays. Heureusement, 41% n’ont jamais considéré l’option de
quitter la France.
Quelques
données et questions. Alors qu’un arsenal juridique existe pour réprimer le
racisme et l’antisémitisme, ceux qui véhiculent la haine continuent de le faire
quasi impunément ; malgré une condamnation à de la prison ferme assortie
d’un mandat de dépôt, Alain Soral n’a pas passé une seule nuit sous les barreaux,
ni lui, ni Dieudonné et leurs vidéos sont suivies par des centaines de milliers
de fidèles ; la loi pour réprimer plus efficacement les messages haineux
sur Internet n’est pas encore votée, et les responsables des réseaux sociaux
laissent toujours se diffuser le négationnisme de la Shoah. La crise terrible
que nous avons vécue avec le mouvement des Gilets Jaunes – une crise qui m’a
effrayé, à la fois comme citoyen et comme juif – a vu tous les antisémites
virulents, d’extrême-droite, d’extrême gauche ou antisionistes radicaux de
toutes origines, soutenir la violence et surtout, faire apparaitre en pleine
rue les délires complotistes qui ne circulaient avant que dans la jungle
d’Internet : on a pu lire sur des pancartes que la dette était une création
artificielle des Rothschild, les Rothschild manipulant un Emmanuel Macron
réduit au rôle de pantin, comme dans la pire propagande nazie des années 40. On
a certes vu quelques manifestations de solidarité ; mais sur les réseaux
sociaux, on constate le plus souvent un clivage pavlovien, où on ne dénonce qu’un
antisémitisme conforme à ses croyances : les uns ne le voient qu’à
l’extrême droite, les autres ne le voient qu’à l’extrême gauche, ou parmi les
musulmans, alors que maintenant les mêmes délires complotistes et les mêmes
éléments de langage sont partagés par ceux qui ont, dans le fond, des haines
communes : haine de nos institutions démocratiques ; haine d’un monde
ouvert, où par définition on est confronté aux différences ; haine de
l’Union Européenne que l’on voudrait voir disparaitre ; et, bien entendu
car tout est lié, haine des juifs.
Après
ces évènements, j’avoue avoir tiré comme conclusion
qu’il faut cesser, dans notre pays, de faire de la crainte des guerres de
religion une inquiétude prioritaire. Et cela, malgré les
instrumentalisations opposées des extrémistes, manipulant la question musulmane
à des fins politiques. La vraie fracture, chez nous, n’est pas là, mais elle
existe, comme ailleurs, entre les « gagnants » et les
« perdants » de la mondialisation. Ceux qui n’ont pas de diplômes, pas
de culture, pas de formation qualifiante et qui se sentent rejetés, ont exprimé
plus qu’un malaise avec ce qu’on a vécu, destructions, incendies, pillages,
attaques des forces de l’ordre : on sait pour qui ils votent en majorité,
et pour le dire clairement, ils me font plus peur que les terroristes
islamistes. J’ajouterai enfin que les quelques 30% de Français qui, jusqu’au
bout, ont justifié la violence pour ce mouvement social, non seulement m’ont
effrayé, mais encore sont le reflet de la disparition de tout civisme dans une
grande partie de la société.
Ensuite,
à propos de ce qui s’est passé dans le monde depuis notre dernière Assemblée
Générale en juin 2018. Il faudrait être aveugle ou sourd pour ne pas avoir
enregistré des évènements plus que troublants concernant les minorités
religieuses, partout dans le monde. Alors qu’on ne s’inquiétait que du
terrorisme inspiré par l’islamisme radical, on a vu des massacres de masse
commis par des chrétiens fanatiques, inspirés eux aussi par des délires
circulant sur Internet, comme la théorie du soi-disant « grand remplacement » :
un tueur a massacré 50 innocents dans des mosquées en Nouvelle Zélande ;
d’autres ont attaqué des juifs en prière dans des synagogues aux Etats-Unis,
tuant eux aussi des innocents. En Chine populaire – pays qui peut acquérir un
leadership mondial dans quelques années – un million de musulmans sont soumis à
une « rééducation », et cela dans le silence troublant d’Etats et
organisations qui devraient leur manifester une solidarité naturelle. Tout
ceci, dans un monde où certes le Daech a été battu au Moyen-Orient, mais où les
Djihadistes continuent de massacrer des milliers de chrétiens, du Sri Lanka à
l’Afrique.
Les
horreurs évoquées à l’instant ne sont pas le résultat de batailles rangées
entre des peuples dirigés par des hiérarchies religieuses, ce sont des conflits
hybrides et totalement décentralisés ; les belles paroles d’un leader
spirituel ont beaucoup moins d’influence qu’on se plait à la dire, face à des
psychopathes ou à des chefs de bandes. Ensuite, – et là je ne pense pas du tout
à ce que nous faisons ici, mais à d’autres actions, plus médiatisées que les
nôtres –, il faut bien avoir à l’esprit que certains ont aussi des agendas bien
éloignés de nos idéaux : ici, un personnage richissime peut acquérir
prestige et influence ; là, des vaniteux s’affichent sur des photos à côté
de célébrités, en ayant le culot de faire croire sur les réseaux sociaux
qu’ainsi ils font avancer la paix dans le monde ; alors que la dispersion
n’est pas forcément synonyme d’efficacité, les associations se
multiplient ; et souvent, enfin, des intérêts géopolitiques conduisent des
régimes à se servir, pour leur propre publicité, du dialogue inter religieux.
Est-ce
que le discours central de la Fraternité d’Abraham, qui rappelle les valeurs
communes aux fois monothéistes, valorise les échanges, le respect et la
connaissance réciproque, peut jouer un rôle déterminant face à ces
développements ? Rôle de témoignage, certainement, comme lorsque nous nous
réunissons aujourd’hui, par notre revue, notre site, ou à l’occasion des
conférences si intéressantes et qui ont été rappelées ce matin. Notre
association - comme d’autres travaillant dans l’inter religieux -, est nécessaire
pour valoriser le positif, tisser des liens, rapprocher les hommes de bonne
volonté. Mais enfin il faut conserver aussi un peu de lucidité.
Jean
Corcos