La présidente de l’association marocaine Solidarité
féminine a affirmé que "24 bébés sont jetés à la poubelle par jour".
Ce chiffre choc met en lumière les difficultés rencontrées par les mères
célibataires dans le royaume.
"Cinquante mille enfants naissent
hors-mariage chaque année, dont plus de 8 000 sont abandonnés
immédiatement. En moyenne, 24 bébés sont jetés à la poubelle par jour. ll n'y a
pas de nombre officiel de mères célibataires, mais il y a 10 ans, elles étaient
déjà plus d’un demi-million", a déclaré, en Espagne, Aïcha Ech-Chenna,
présidente de l’association marocaine Solidarité féminine créée en 1985. Ces
propos écrits dans le journal espagnol Mujer Hoy (Femme
d’aujourd’hui) ont été largement repris par les médias marocains.
Le site Facebook de l’association a quelque peu
modéré la formulation, ne parlant plus de poubelles, mais d'"enfants
abandonnés immédiatement". Cependant, l'idée reste la même :
de nombreuses Marocaines se retrouvent dans la situation de devoir abandonner
leur enfant, y compris des nourrissons.
Pourtant, le terme de "poubelle" avait déjà
été employé. "Par crainte des autorités, mais aussi par peur des
représailles de leur propre famille, beaucoup de jeunes mères finissent par se
débarrasser de leur enfant. Selon les associations, 24 nourrissons sont
abandonnés chaque jour dans le royaume et 300 cadavres de bébés sont retrouvés
tous les ans dans les poubelles de Casablanca", écrivait Le Monde
en 2018.
La déclaration d'Aïcha Ech-Chenna "renseigne
sur l’état de fragilité des enfants. L’autre aspect tout aussi préoccupant de
cette situation reste l’absence totale de chiffres officiels concernant les
mères célibataires au Maroc", réagit le site Bladi. Il faut
dire que ses propos ont du poids du fait de sa personnalité. Elle est en effet
très connue au Maroc et son combat a dépassé les frontières du
royaume. Aïcha Ech-Chenna a été récompensé par plusieurs prix
internationaux (Prix des droits de l’Homme de la République française,
Opus Prize…). "Elle mérite le Nobel de la paix", a même
déclaré le Nobel de littérature J.M.G. Le Clézio dans une interview au Monde,
rappelle le journal français Elle.
Cette militante, âgée aujourd’hui de 78 ans,
infirmière de profession, a découvert très tôt le sort des femmes célibataires
dans son pays. "L'article 490 du code pénal marocain puni d'un an de
prison les relations sexuelles hors mariage et l'avortement est interdit",
rappelle le journal espagnol Mujer Hoy. La récente affaire Hajar Raissouni
a rappelé les difficultés rencontrées par ces femmes "dont on dit
qu’elles sont des "fassedate" (prostituées), et de leurs enfants
"oulad lehram", (les enfants du péché)", selon les mots de la
sociologue Abderrahim Anbi.
Elles n’ont pas l’autorité parentale
sur leurs enfants
Relancée par les propos choc d'Aïcha Ech-Chenna, cette
question des abandons d’enfants n’est pas vraiment nouvelle au Maroc. En 2013,
le journal marocain Aujourd’hui
écrivait déjà : "27 200 mères célibataires, c'est le chiffre
recensé en 2009 par l’association Insaf. (...) Ce chiffre est en
croissance de 2,3% tous les ans." Il décrivait les
discriminations subies par ces femmes et leurs enfants : "'Enfants
du péché', c’est en ces termes révoltants qu’on les traite à tort. Ces petits
nés hors mariage bien qu’ils n’aient fait aucun mal, sont stigmatisés non
seulement socialement, mais juridiquement également. A commencer par la liste
des prénoms qu’on impose aux mères célibataires lors de l’inscription de leurs
enfants au registre de l’état civil. Ce qu’on inflige à ces dernières n’est pas
moins clément, elles n’ont pas d’autorité parentale sur leurs enfants et sont
sujettes à toutes sortes de maltraitance, d’exclusion sociale et de pression
psychologique." Selon ce journal, "des 8 760 enfants
abandonnés, 80% sont le fruit de relations extraconjugales."
Les chiffres officiels sont moins importants :"En
2014, le ministère de la Justice marocain donnait le chiffre de 5 377
affaires d'enfants abandonnés en 2013, contre 5 274 en 2009", rappelait
le site medias24 en 2016.L'ampleur
du phénomène témoigne aussi des problèmes sociaux rencontrés par de nombreuses
Marocaines issues de milieux pauvres. Souvent envoyées travailler en ville
comme "petites bonnes",
elles sont vulnérables et parfois soumises à des hommes violents qui abusent de
leur faiblesse. Une fois enceintes, elles sont livrées à elles-mêmes.
Incapables d'assurer leur survie et celle de le leur enfant.
Une situation qui met aussi en lumière la
question de l'avortement. Les possibilités d'avorter restent très limitées et
les tentatives d'élargissement des conditions légales de l'interruption
volontaire de grossesse sont toujours en panne. Lors de l'affaire
Raissouni, un collectif auteur d'un manifeste de
"hors-la-loi" signé par plus de
10 000 personnes demandait au parquet marocain de suspendre
l'application de "lois liberticides" punissant de prison le
sexe hors-mariage, l'adultère et l'avortement. La réponse à l'horreur des
chiffres lancés par Aïcha Ech-Chenna se trouve peut-être en partie là.
Pierre Magnan
France Info Afrique, 21 novembre 2019