Pour Alban Ketelbuters*, l’intimidation de la
population à propos d’une croyance religieuse fait le jeu de ses fidèles les
plus sectaires.
En 2011, à Paris, l’auteur hispano-argentin Rodrigo
Garcia met en scène la pièce Golgota Picnic. Furieux de savoir que Jésus
de Nazareth, leur Messie, y est représenté comme un fou, deux milliers de
catholiques intégristes manifestent alors pour dénoncer la « christianophobie »
à l’œuvre, quelques semaines après que des fanatiques de l’église
Saint-Nicolas-du-Chardonnet ont protesté devant le Théâtre de la Ville contre
la pièce « blasphématoire » de l’Italien Romeo Castellucci Sur le concept du
visage du fils de Dieu, déroulée sous bonne garde policière. À l’époque, le
Parti de gauche, le Parti communiste et le Nouveau parti anticapitaliste
organisent une contre-manifestation dans le quartier latin pour protester
contre « l’ordre moral ».
La religion n’est pas une personne
Huit ans plus tard, les mêmes organisations, dont
Jean-Luc Mélenchon et l’ensemble du groupe parlementaire La France Insoumise,
sont descendues dans la rue pour dire « Stop à l’islamophobie ». Que
faut-il en conclure ? Que la gauche, littéralement contaminée par ce « prosélytisme
compulsif » dont parle l’anthropologue Claude Lévi-Strauss dans la neuvième
partie de Tristes tropiques, a tourné le dos à ses racines
intellectuelles et à ses classiques. Cela fera bientôt cinq ans que les frères
Kouachi ont, selon leurs propres termes, « vengé le Prophète » en
décimant la rédaction de Charlie Hebdo.
Mais la religion n’est pas une personne et encore
moins une race. Nous devrions pouvoir sans crainte, dans un pays libre,
l’examiner, la critiquer, la dénoncer si besoin, la tourner en dérision et même
l’insulter : aboli en France dès la Révolution, le blasphème est un droit
démocratique élémentaire, constitutif et inséparable de la liberté
d’expression, garanti par la Déclaration universelle des droits de l’homme et
du citoyen de 1789. Vouloir intimider ou museler la population à propos d’une
croyance religieuse, c’est faire le jeu de ses fidèles les plus sectaires et
orthodoxes, au détriment de ceux et celles qui ont une pratique du culte
beaucoup plus libérale. C’est aussi nous dire que l’héritage des Lumières
mérite d’être abandonné. Si nous étions au XVIIIe siècle, les mêmes
auraient cloué Voltaire, qui dénonçait l’intolérance religieuse et les crimes
commis en son nom, au pilori.
La gauche et la laïcité
Ces manifestations d’arrière-garde, présentes et à
venir, contre la « christianophobie » ou « l’islamophobie », concepts aussi
réactionnaires l’un que l’autre, sont massivement rejetées par les Français
dans leur pluralité. Jadis laïque, et parfois même anticléricale, une partie de
la gauche épouse aujourd’hui le discours religieux dans ses acceptions les plus
victimaires. En continuant sur cette voie, sa parole sur la laïcité finira par
être aussi peu crédible que celle d’un François-Xavier Bellamy et de toute une
partie de la droite nécrosée par les lobbys catholiques, liée à La Manif pour
tous et aux mouvements anti-avortement. À elle de voir. Mais dans un pays miné
par l’intégrisme, où les attentats terroristes commis au nom de l’islam ont
fait des centaines de morts et des milliers de blessés, ceux qui mènent la
bataille contre « l’islamophobie » risquent de récolter la seule chose qu’ils
méritent : une cascade de raclées électorales.
Alban Ketelbuters
Le Monde des religions, le 13 novembre 2019
(*) Alban Ketelbuters est coauteur de deux essais : L’islamophobie
(Dialogue Nord-Sud, 2016) et La GPA pour tous ? (Des ailes sur un
tracteur, 2018). De 2012 à 2017, il a publié une cinquantaine de textes engagés
relatifs à l’égalité des sexes, l’homosexualité et la laïcité, publiés
notamment dans Le Monde, Libération, Marianne, L’Humanité ou Le
Devoir. Titulaire d’un master « Lettres, Arts et Pensée contemporaine » de l’Université
Paris-Diderot – Paris VII, il prépare actuellement un doctorat en littérature
et études féministes. Il est également l’auteur de deux pièces de théâtre, Un
peu de nuit (L’Avant-Scène, 2009) et Du sang sur la couronne (Quartett,
2016).