Le scrutin présidentiel du 15 septembre survient
sur fond de morosité économique et sociale, malgré la reprise du secteur
touristique.
A Sousse, l’humeur des chefs d’entreprise importe.
Avec Sfax, à 140 km plus au sud, la grande cité du littoral tunisien est
l’un des poumons économiques du pays. Alors, quand Raouf Eltaïef, patron d’une
entreprise de construction – dont le bureau est tapissé de photos de lui en
compagnie de différents notables politiques – grommelle que son chiffre
d’affaires accuse une baisse annuelle de 10 %, il faut y voir un symptôme,
celui d’une économie tunisienne à la peine. « On construit, mais les
logements ne trouvent pas preneurs, soupire-t-il. Il y a mévente. »
A Sousse, on trouve un autre son de cloche. Zorah
Driss a, elle, le sourire. A la tête d’un parc d’hôtels de bord de mer, la
femme d’affaires se félicite d’une « forte reprise du tourisme »
avec un rebond de son chiffre d’affaires « d’environ 35 % »
par rapport à la saison estivale de 2018. « En 2019, on fera mieux
en Tunisie qu’en 2010 », insiste-t-elle. L’année 2010 n’est pas
anodine. Elle est un repère, le dernier avant les turbulences de la révolution
de 2011. En général, les indicateurs économiques et financiers ont plongé après
2011. Mais là, « la saison 2019 va effacer la rupture de la
révolution », confirme Mme Driss. Dans le désenchantement
général qui marque les diagnostics sur l’économie tunisienne, l’observation est
assez rare pour être soulignée.
Si ce croisement des deux regards peut représenter
quelque intérêt, c’est qu’il ouvre sur deux dimensions de la conjoncture
tunisienne chargées d’enjeux à la veille du scrutin présidentiel du
15 septembre. L’humeur maussade de Raouf Eltaïf renvoie en effet à une
politique monétaire restrictive dont la finalité n’est autre que l’endiguement
de l’inflation. La hausse des prix est socialement explosive en Tunisie. Elle
avait nourri de vives tensions protestataires à l’hiver 2016-2017 qui avaient
mis en lumière une paupérisation des classes moyennes.
Incertitude politique
Avant une élection s’annonçant difficile pour le
premier ministre Youssef Chahed – lui-même candidat à la présidence –, le
gouvernement a vigoureusement actionné les freins. Le taux d’inflation, qui avait
grimpé à 7,3 % en 2018, a ainsi été contenu à moins de 7 %
durant le premier semestre 2019. Mais la facture en est lourde avec un
resserrement du crédit (la Banque centrale a relevé son taux directeur de 275
points en un an) qui pèse lourdement sur la croissance du PIB. Celle-ci a peiné
à 1,1 % durant le premier semestre contre 2,5 % sur l’année 2018.
Alors que le taux de chômage demeure élevé – autour de 15 % – le
gouvernement fait un pari sensible. Il troque un risque social (les prix) pour
un autre (l’emploi).
Quant à la satisfaction affichée par Mme Driss, elle
lève le voile sur un autre indicateur fétiche de cette campagne
électorale : la valeur du dinar. Le rebond des recettes touristiques, en
injectant des devises fraîches en Tunisie, est l’un des facteurs ayant dopé le
dinar sur le marché des changes. De mars à août, la monnaie nationale s’est
appréciée de 9,5 % par rapport à l’euro. Il faut dire qu’elle revenait de
loin. De 2011 à 2018, le dinar avait sombré, se dépréciant de 65 %. Désormais,
le gouvernement peut afficher devant l’électorat un symbole national à nouveau
lustré. Au risque de braquer ceux qui s’inquiètent d’un mauvais coup porté
ainsi aux efforts de redressement des comptes courants (solde déficitaire à
hauteur 11,2 % du PIB en 2018).
Au-delà de ces régulations conjoncturelles et
préélectorales, la Tunisie demeure confrontée à des défis structurels massifs
qui, selon la plupart des analystes, risquent d’hypothéquer sa transition
politique. L’un des plus aigus est sans conteste la panne de l’investissement
productif, notamment dans le secteur de l’énergie et des industries extractives
(phosphate), qui demeure en 2018 inférieur à son niveau de 2010. De là
naît l’enchaînement des déficits budgétaires et courants, alimentant une dette
publique (77 % du PIB) et extérieure (94 %). Or la fragmentation
politique révélée par la séquence électorale à venir n’aide pas vraiment à
éclaircir l’horizon. « L’incertitude politique ambiante n’incite guère
les investisseurs à sortir de leur attentisme », déplore Hakim Ben
Hamouda, ancien ministre de l’économie et des finances en 2014.
Frédéric Bobin (Sousse, envoyé spécial)
Le Monde, 12 mars 2019