Michel Duclos
Plusieurs développements ont fait considérablement
monter la tension autour de la question iranienne ces derniers jours. Du
côté américain, l’administration a inscrit le Corps des Gardiens de la
Révolution islamique (8 avril) sur la liste des organisations terroristes,
puis annoncé la fin des exemptions qu’elle avait consenties aux sanctions
contre des achats de pétrole à l’Iran (22 avril), enfin ajouté de nouvelles
sanctions contre les secteurs iraniens minier et de l’acier (8 mai), et monté
en épingle l’envoi de renforts militaires dans la région [1] en affirmant qu’il
s’agissait d’une réponse à des menaces iraniennes précises.
Du côté iranien, le président Rohani a annoncé le 8
mai, un an après le retrait américain de l’accord nucléaire (JCPOA), que l’Iran
allait désormais s’affranchir de deux de ses obligations au titre de l’accord : Téhéran cessera d’exporter
son surplus d’uranium enrichi et d’eau lourde, ce qui implique mécaniquement,
au bout d’un certain délai, le dépassement du plafond du stock autorisé par le
JCPOA à l’Iran en ces deux domaines. Les Iraniens justifient cette décision par
l’incapacité des autres signataires – et notamment l’Europe – à résister aux
sanctions américaines, avec pour conséquence que l’Iran remplit sa part du
contrat sans recevoir en échange les bénéfices économiques qu’il en attendait.
De fait, la situation de l’économie iranienne s’est considérablement
dégradée au fil des derniers mois, avec des conséquences sociales évidemment
très graves.
La "patience" dont faisaient preuve les
dirigeants iraniens pouvait s’expliquer par un double espoir : celui que
l’effet des sanctions serait au moins atténué [...] et celui, tout
simplement, que le président Trump ne serait pas réélu l’année prochaine.
Beaucoup d’experts s’attendaient à de telles mesures
de Téhéran et avaient même anticipé qu’elles interviendraient plus tôt (par exemple en novembre, au moment
de la mise en application du retour des sanctions américaines). La
"patience" dont faisaient preuve les dirigeants iraniens pouvait
s’expliquer par un double espoir : celui que l’effet des sanctions serait au
moins atténué par une combinaison d’exemptions américaines aux sanctions et
d’efforts divers de la part des partenaires autres que les Etats-Unis pour
maintenir des relations économiques avec l’Iran ; et celui, tout
simplement, que le président Trump ne serait pas réélu l’année prochaine. Les
annonces iraniennes du 8 mai indiquent certainement que sur ces deux registres,
l’appréciation des Iraniens a changé.
Ce qui importe le plus toutefois, dans les
déclarations du président Rohani, ce sont moins les mesures adoptées que
l’annonce d’un processus pour le moins inquiétant : si dans un délai de deux
mois – ce qui est très court – les autres signataires de l’accord n’ont pas été
en état de compenser la défection américaine et de satisfaire les besoins économiques
de l’Iran, Téhéran cessera de respecter d’autres contraintes encadrant son
programme nucléaire. Est évoqué notamment un retour à un degré
d’enrichissement de l’uranium qui replacerait de facto l’Iran sur la
trajectoire d’un accès à des matières fissiles de qualité militaire (autrement
dit : l’acquisition de la bombe). Comment interpréter ces annonces iraniennes ?
Deux lectures des annonces
iraniennes
Une première lecture consiste à penser que Téhéran
entend avant tout relancer une action internationale afin que ses
revendications soient plus sérieusement prises en compte. Une haute personnalité iranienne
reçue par l’Institut Montaigne début mai 2019 indiquait que les dirigeants
iraniens souhaitaient rester dans le JCPOA et qu’ils demeuraient ouverts à la
discussion. Il n’y avait pas, selon notre interlocuteur,
d’"ultimatum" de la part des Iraniens aux Européens et aux autres
signataires, mais un "électrochoc" destiné à "ranimer le
grand malade qu’était devenu l’accord nucléaire". Certains éléments
vont dans le sens d’une telle interprétation : l’écart par rapport aux
dispositions du JCPOA reste en effet pour l’instant minimal et les annonces
iraniennes sont suffisamment floues – à la fois sur les infractions ultérieures
à l’accord qui sont envisagées et sur les gestes susceptibles d’apaiser Téhéran
– pour ouvrir un espace à une vraie négociation.
En sens inverse, les Iraniens peuvent
difficilement imaginer que l’Europe – mais aussi la Chine et la Russie – vont
dans les quelques semaines qui viennent mettre en place les moyens de braver
les volontés américaines. Il y a d’ailleurs une certaine ironie à faire
porter la pression sur les Européens plutôt que sur les Russes ou les Chinois :
les premiers, avec INSTEX, ont inventé un instrument certes tardif et fragile,
qui pourrait permettre à terme de préserver un minimum de commerce avec l’Iran
; les Russes, relativement indifférents au dossier nucléaire iranien, sont
surtout dans une posture rhétorique [2] et les Chinois s’apprêtent
manifestement à réduire leurs achats de pétrole iranien pour limiter les
risques de confrontation avec les Américains. Pour toutes ces raisons, on est
obligé de considérer une seconde lecture des annonces iraniennes : celles-ci
enclenchent de facto un processus de retrait graduel de l’Iran du JCPOA,
chaque étape nouvelle de décisions à venir contraires à l’accord étant
justifiée par l’absence d’efforts supplémentaires venant des autres
signataires.
Les Iraniens peuvent difficilement imaginer que
l’Europe – mais aussi la Chine et la Russie – vont dans les quelques semaines
qui viennent mettre en place les moyens de braver les volontés américaines.
On peut d’ailleurs imaginer que le "plan
Rohani" – présenté comme résultant d’une décision unanime du Conseil
National de Sécurité où sont représentées toutes les tendances du système de
pouvoir de la République islamique – constitue une voie moyenne entre les
partisans de la stratégie de "patience héroïque" et ceux d’une
réponse ferme à la politique de "pression maximum" de l’administration
Trump. Il faut dire aussi que les annonces iraniennes comportent, sur
d’autres sujets que le nucléaire, des éléments de menace qui s’assimilent à un
chantage : possibilité pour l’Iran d’ "ouvrir les vannes" à
l’émigration afghane vers l’Europe, risques de nouvelles flambées de terrorisme
et de déstabilisation dans la région.
Volonté d’escalade américaine ?
De ce dernier point de vue, une sorte de complicité
objective rapproche les "durs" américains des "durs"
iraniens : lorsque les porte-paroles américains justifient leur gesticulation
militaire dans le Golfe (ou un déplacement surprise du Secrétaire d’Etat Pompeo
à Bagdad) par des renseignements sur un "ciblage" des positions
américaines dans la région par les Gardiens de la Révolution, cela semble en effet
parfaitement crédible.
Il reste cependant que l’administration Trump
paraissait au cours des derniers mois, pour des observateurs extérieurs, gagner
sur les deux tableaux : elle était parvenue à affaiblir la République islamique
par les sanctions, tout en gardant le bénéfice en termes de non-prolifération
du maintien de l’Iran dans le JCPOA. En durcissant les sanctions, elle a
pris le risque délibéré d’une relance du programme nucléaire de l’Iran et d’une
posture plus agressive de Téhéran sur le plan régional. Nous en sommes là
aujourd’hui.
Il est très vraisemblable que Donald Trump lui-même ne
veut pas la guerre : il vient de répéter publiquement son désaccord sur ce
point avec John Bolton, son conseiller national pour la sécurité.
Il est très vraisemblable que Donald Trump lui-même ne
veut pas la guerre : il vient de répéter publiquement son désaccord sur ce
point avec John Bolton, son conseiller national pour la sécurité. Son
administration, stimulée sans doute par Netanyahou, n’en semble pas moins embarquée dans
une stratégie destinée à "faire craquer" Téhéran par une escalade de
la tension.
Le grand risque est qu’elle trouve en Iran des "opposite
numbers" disposés à suivre Washington dans une telle escalade,
précisément par ce que les faucons iraniens voient dans "la guerre",
comme au moment du conflit Irak-Iran des années 1980, et contrairement aux
rêves de "regime change" de certains à Washington, le meilleur gage
de survie du régime islamique. Dans ce contexte, n’importe quel incident dans
le détroit d’Ormuz ou en Irak, voire en Syrie, peut dégénérer en une
confrontation militaire de grande ampleur entre l’Iran et les Etats-Unis (ainsi
que leurs alliés). L’absence de canal de "déconfliction"
entre Washington et Téhéran ne peut qu’aggraver les risques de conflit
accidentel, comme on le voit en ce moment avec les incidents relatifs à
quatre navires, dont deux tankers saoudiens, dans les eaux des Emirats arabes
unis, qui devraient faire l’objet d’interprétations et d’accusations opposées
entre les différentes parties.
L’heure d’une initiative européenne
diplomatique forte
Si l’on veut éviter une déflagration de plus en plus
vraisemblable, un changement d’approche des principaux acteurs internationaux
est nécessaire :
jusqu’ici, l’enjeu du dossier iranien ne paraissait pas pour la Russie, la
Chine, voire les Européens justifier autre chose qu’un jeu de positionnements
diplomatiques, sans prise de risque majeure compte tenu des implications
économiques de l’application de l’extraterritorialité des lois américaines. Il
est vrai aussi qu’en campant sur une attitude intransigeante s’agissant de leur
programme balistique et de leurs positions régionales, les Iraniens n’ont pas
facilité jusqu’ici un engagement actif de leurs partenaires.
La dramatisation à laquelle nous assistons
actuellement peut-elle au moins avoir l’avantage de faire bouger les lignes ?
Cela peut-être le cas à deux conditions :
- D’abord,
l’appel à la négociation que comportent peut-être les dernières mesures
iraniennes –
c’est la première lecture de celles-ci évoquée plus haut – n’aura pas de
suite sérieuse si la négociation se limite à un dialogue Europe-Iran, la
première sommée naturellement de "faire plus" en matière
économique. Un début de sortie de crise implique que s’ouvre un espace de
coopération Chine-Russie-Europe et sans doute Inde ou autres grands
partenaires, en vue d’une négociation à la fois vis-à-vis de Téhéran et de
Washington.
En termes pratiques, l’idée circule depuis des mois d’une nouvelle mission à Téhéran des trois ministres – allemand, britannique et français – sur le modèle de la visite Fischer-Straw-Villepin en 2003. En réalité, il faut voir maintenant plus grand et tenter une offensive diplomatique européenne vis-à-vis de Moscou et Pékin, aussi bien que Téhéran et Washington ;
- En second lieu, la solution (si elle existe) se trouve à Washington au niveau de M. Trump lui-même et non de ses collaborateurs. Le Président a répété récemment qu’il attendait que "les Iraniens l’appellent". C’est évidemment, pris au pied de la lettre et dans les circonstances actuelles, impossible. Faut-il totalement exclure pour autant que M. Trump soit insensible à des propositions non publiques lui permettant à terme d’atteindre cet objectif ? Sa présence en juin en Europe pourrait être une occasion d’entamer une nécessaire œuvre de persuasion. Le message à lui adresser devrait être : "c’est en réalité sur le dossier iranien (et non sur la question israélo-palestinienne) que vous pouvez obtenir le deal du siècle".
[1] Envoi du porte-avion Abraham Lincoln, puis annonce de l’envoi de l’USS Arlington (bâtiment d’assaut), qui était toutefois déjà prévu avant l’escalade récente.
[2] Posture rhétorique non exempte d’hypocrisie : en recevant M. Zarif (le ministre des affaires étrangères iranien) à Moscou, aussitôt après les annonces iraniennes, M. Lavrov (ministre des affaires étrangères russe) a ironisé sur le peu d’action déployée par les Européens. Sur un créneau majeur concernant la mise en œuvre du JCPOA, la coopération nucléaire civile, la Russie comme d’ailleurs la Chine ne se hâtent pas de mettre en œuvre leurs propres engagements vis-à-vis de l’Iran.
Michel Duclos,
Conseiller spécial
géopolitique, ancien ambassadeur
Blog de l’Institut Montaigne, 14
mai 2019