Introduction :
Mes
lecteurs fidèles l’ont sûrement constaté, je reprends souvent ici des articles
datant de plusieurs semaines, voire même mois. En effet, privilégiant le recul
au suivi à chaud de l’actualité, j’essaie de partager des réflexions de
fond aussi bien à la radio que sur ce blog. Cet article-là fut publié dans l’Express
au lendemain du référendum constitutionnel gagné – mais pas de façon écrasante –
par Erdogan en avril 2017. Il a un titre angoissant, que l’on comprend vite à
la lecture de cet indispensable rappel historique : nous confondons la Turquie
actuelle avec l’Empire Ottoman, comme s’il y avait une continuité naturelle entre
les deux. Il n’en est rien, et la réelle fragilité du pays explique en partie l’aventurisme
militaire de sa direction, qui s’est engagée dans une guerre d’agression contre
les Kurdes de Syrie.
J.C
Ce
qui se passe actuellement en Turquie a pour première conséquence de nous
révéler une réalité. La représentation que nous avions de ce pays depuis
presque un siècle reposait en fait sur un mythe : l’état-nation proclamé par
Kémal Atatürk n’existait pas.
Le
référendum remporté par R.T. Erdogan d’extrême justesse (et sans que sa
régularité soit vraiment assurée) ne peut faire illusion : le pays est
profondément fracturé et ce fractionnement recouvre de réelles disparités qui
s’enracinent dans l’histoire et que le volontarisme politique avait occultées.
Rappelons
d’abord les conditions de la naissance de la République turque. Pendant des
siècles, ce que nous appelions en Europe « Turquie » était en fait
l’Empire ottoman, un immense espace pluri-ethnique qui à l’apogée de sa
puissance, au XVI° siècle, avait recouvert, en plus de l’Asie mineure, la quasi-totalité
du monde arabe, la péninsule européenne des Balkans et le sud de l’Ukraine et
de la Russie actuelles. Né d’une migration de peuples turcs d’Asie centrale,
commencée avant l’an Mille et devenue conquête à partir du XIV° siècle,
l’Empire, qui tirait son nom de la dynastie d’Othman, avait comme principe
fondateur l’Islam sunnite, dont le sultan turc se proclamait calife depuis
1516. Il prétendait ainsi poursuivre l’histoire des empires arabes du Moyen-âge
qui avaient considéré fédérer l’Oumma, la communauté des croyants.
Un
tel espace, cependant, n’était pas intégralement musulman. La conquête ottomane
avait vassalisé nombre de peuples, de diverses confessions chrétiennes. Elle
avait intégré de très importantes communautés juives. Sous condition de
soumission à l’autorité impériale (la Sublime Porte), elle s’était montrée
relativement tolérante.
Mais
qu’en était-il du véritable peuplement turc ? Évidemment minoritaire, surtout
concentré en Anatolie, il n’était pas en vérité en position dominante sauf à
considérer que les dirigeants de l’Empire étaient turcs. Mais même cette
affirmation relevait de la fiction : de combien de sang turc était porteurs ces
sultans nés dans le harem de Constantinople, de mères issues de tous les
peuples de l’Empire et même d’ailleurs…?
C’est
cet Empire, bien réduit il faut le dire après trois siècles de déclin, qui
s’écroule en 1918. Allié occasionnel de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie
pendant la Grande Guerre, il les suit dans la défaite. Les impérialismes
occidentaux, alors à leur apogée, n’avaient cessé de le grignoter, ils décident
alors de le liquider une fois pour toutes. Le traité de Sèvres de 1920 démembre
l’Empire, ne laissant guère à son souverain que la zone des Détroits et l’Anatolie
centrale, un peu comme si la France, après la défaite de Napoléon, avait été
ramenée au domaine de Hugues Capet !
C’est
contre ce diktat que s’insurge le général Mustafa Kémal, héros de la guerre
nourri d’esprit nouveau et acquis aux idées qui, dès les dernières années de
l’Empire, prônaient une modernisation radicale un peu à l’image de celle qui
avait transformé le Japon. Appelant au soulèvement du peuple turc, il réussit à
imposer aux Alliés en 1923 une renégociation qui définit les actuelles frontières
de la Turquie (le traité de Lausanne), puis il abolit le sultanat et proclame
la république.
Là
va se construire le mythe. Athée convaincu, admirateur de la Révolution
française, Kémal imite cette dernière en imaginant un état-nation centralisé,
en rupture totale avec son passé « d’ancien régime » et ses
fondements religieux. Dans les limites géographiques établies par le traité de
Lausanne, il n’existe qu’un peuple : le peuple turc. Une seule langue s’impose
: le turc, qu’il modernise et exige d’écrire en caractères latins. Il remplace
le droit inspiré de la charia par l’introduction du Code Napoléon. Il devient
Atatürk, le « père » de la Turquie moderne.
Qu’en
est-il en réalité? Habitué à obéir, le peuple rural se soumet, d’autant que les
résistances sont brutalement réprimées par une armée acquise aux vues de son
chef. Il en va de même des minorités, religieuses ou ethniques. Appuyé par une
bourgeoisie urbaine qui l’approuve et lui fournit ses cadres administratifs,
Atatürk crée réellement une dynamique et la Turquie se différencie si
profondément du monde musulman que dans les années 1960, l’idée de l’agréger à
la Communauté européenne en cours de construction fait son chemin. Pourtant, on
pourrait remarquer que le kémalisme ne s’est maintenu au pouvoir après la mort
d’Atatürk (1938) que suite à une série de coups d’état militaires. Dès qu’on
procède à une consultation réellement démocratique, des forces centrifuges ou
rétrogrades se manifestent.
C’est
que la Turquie imaginée par les kémalistes est une utopie et nous le découvrons
peu à peu sans vouloir le voir. Il y a d’abord l’interminable rébellion kurde,
qui a révélé que 15 à 20% des citoyens ne se considéraient pas comme Turcs tel
qu’Atatürk l’avait défini. Puis, la montée de l’AKP, le parti d’Erdogan, a
révélé que la paysannerie d’Anatolie, après trois-quarts de siècle de laïcisme,
restait attachée à un islam très traditionnel. Et dans la lancée, on a constaté
que 20% de la population, les Alevis,
récusaient bien que musulmans l’interprétation sunnite dont Erdogan, proche des
Frères musulmans, se faisait le champion.
Suite
au référendum du 16 avril dernier, une carte publiée dans une enquête du
« Monde » montre qu’il existe en fonction de la réponse quatre
Turquie. La côte méditerranéenne et les Détroits, avec leurs grands centres
urbains (et l’on peut y ajouter la région d’Ankara qui a voté
« non »), représentent la Turquie moderne, occidentalisée et laïque,
celle qui répond toujours au projet kémaliste. En revanche, tout l’intérieur
anatolien, rural et traditionaliste, soutient Erdogan. La côte de la Mer Noire,
d’où Erdogan est originaire, se situe sur la même ligne. En revanche les zones
kurdes de l’Est et le pays alevi
hostile à l’islamisation en cours s’opposent fermement et le résultat de cet
éclatement est que 49% des citoyens turcs ont répondu « non ». Cette
occurrence est porteuse de bien plus qu’un simple refus politique, elle
apparaît une véritable remise en cause de cette unité nationale qui n’a peut-être
jamais vraiment existé.
Aussi
nationaliste que le fut Atatürk, mais dans un sens rétrograde et bigot
inacceptable pour les élites modernes, Erdogan (il l’a déjà montré) ne reculera
devant aucune violence pour imposer ses vues et ses ambitions.
L’histoire
de cette région du monde a été souvent convulsive. L’avenir de la Turquie, bien
incertain, risque d’être sombre.
Alain
Ropert
L’Express,
14 mai 2017