En interrogeant ses compatriotes
algériens sur leur idée du paradis, Merzak Allouache rend sensibles à la fois
les imaginaires, les préjugés et les tragédies actuelles ou récentes qui
hantent tout un peuple.
Dans la rue, dans les bureaux, dans les cafés, dans la
capitale ou dans des petites villes de province, la journaliste pose la même
question : comment voyez-vous le paradis?
Elle s’adresse à des hommes et à des femmes, à des
gens de tous âges, à des personnes plus ou moins éduquées, plus ou moins à
l’aise avec les mots.
Bande-annonce d'Enquête au Paradis
Les réponses sont multiples : assurées ou dubitatives,
amusées ou péremptoires, argumentées ou expéditives.
Peu à peu se dessine ce qu’on peut appeler un
imaginaire collectif. « Collectif » ne signifie sûrement pas ici « commun » :
les conceptions sont très différentes, voire antinomiques. Mais ensemble, elles
rendent sensible un état d’une société.
Il y a cinquante-cinq ans, Jean Rouch et Edgar
Morin (Chronique d’un été), puis
Chris Marker et Pierre Lhomme (Le Joli
Mai) avaient promené micros et caméras dans les rues de Paris, avec une
question unique posée à de nombreux interlocuteurs (quelle est votre idée du
bonheur ? Qu’est-ce qui s’est récemment passé d’important à vos yeux ?).
Ces deux films, qui déjà ambitionnaient de capter une
image précise et complexe de la société, sont des œuvres phares de l’histoire
du documentaire. Enquête au paradis s’inscrit dans leur continuité. Que
son réalisateur ait choisi de la tourner en noir et blanc souligne cette
parenté, convoque un imaginaire réaliste, qui cherche à aller à l’essentiel.
La fiction au service du
documentaire
Pourtant les puristes diront que le nouveau film de
l’auteur de Bab-el-Oued City et des Terrasses n’est pas un documentaire. La
journaliste est en fait une actrice, elle ne s’appelle pas Nedjma mais Salima
Abada. Et, à bien regarder, certaines situations ont nécessairement été mises
en scènes.
Pourtant, pas de doute, les réponses que suscitent les
questions sont authentiques, et les gens qui les prononcent ne jouent pas un
rôle.
Avec ce dispositif instable, Merzak Allouache trouve
un espace de liberté pour faire vivre ce que mobilise la question posée, et
pour la relier à la fois à ce qui organise la société algérienne contemporaine,
et à d’autres éléments de compréhension, qui sont loin de se limiter à la seule
Algérie.
Ainsi apparaissent les manifestations du salafisme
2.0, et ses effets, y compris dans les jeux troubles d’une adhésion pas
toujours si dupe, mais qui sert soit d’antidote au désespoir absolu, soit de
provocation anti - système – autant de leurres terrifiants, mais bien réels, et
dont il faut entendre les accents, c’est-à-dire la manière dont ils sont
intériorisés, appropriés par des quidams pas plus méchants que vous et moi.
Le fantasme des soixante-douze
vierges
Ainsi, sous l’emblème des fameuses soixante-douze vierges
allègrement revendiqué par nombre d'individus mâles, semblent se
combiner une misogynie fanfaronnée et les échos tout aussi terrifiants de
la misère sexuelle de ces messieurs, jeunes ou vieux.
Armée de la vidéo d’un prédicateur saoudien délirant
sur YouTube à propos des seins et des cuisses des vierges qui feront la queue
pour satisfaire les hommes au paradis, la journaliste suscite une nuée de
fantasmes emberlificotés dans les déclarations de piété. Avec un incontestable
effet comique – parasité d’horreur et de tristesse.
À mesure que Nedjma, flanquée de son compère
Mustapha, puis de sa propre mère, transparaissent également les
traces plus ou moins refoulées de la terreur qu’a subie le pays dans les années
1990, cette guerre civile atroce qui a fait au moins 100.000 morts et qu’on
désigne du terme édulcoré d’«années noires».
Prenant acte également du rôle délétère des
prédicateurs vedettes de la télévision, mêlant showbiz et fondamentalisme, le
film est scandé, et de plus en plus occupé par la parole d’intellectuels,
d’artistes et de militantes et militants démocrates, dont les écrivains Kamel
Daoud et Boualem Sansal, la chanteuse Souad Asia, la comédienne Biyouna,
l’activiste progressiste et féministe Aouïcha Bekhti, ou le psychiatre Mahmoud
Boudarène, qui met bien en évidence la responsabilité du système éducatif.
Un gouffre, et un ailleurs
Nul doute que leur discours éclairé ait l’adhésion du
cinéaste, et formule ce qu’il veut partager – ce qu'il n’aura guère de
difficultés auprès du probable public du film en France.
Mais volontairement ou pas, Enquête au paradis
met en évidence l’abîme qui sépare la parole de la rue, celles des anonymes
dont ni le nom ni la fonction ne s’inscriront en haut à gauche de l’écran, et
les personnalités conviées à réagir.
Et le cinéma fait aussi son travail en rendant
sensible, sans que ce soit nécessairement la visée du réalisateur, l’isolement
dans leur propre société de ces femmes et de ces hommes qui se veulent engagés.
Il existe pourtant, précieux déplacement au sein de la
dramaturgie du film, l’apparition de deux figures qui échappent à cette
distribution binaire. Dans le sud du pays, la nuit au fond du labyrinthe obscur
du Ksar de Timimoun ou sous le soleil ardent d’El Wajda, la journaliste
rencontre successivement deux cheikhs très pieux et très respectés.
De manière différente, leur parole, attentive au
spirituel et au temporel, au texte du livre qu’ils tiennent pour sacré et
à la réalité des humains, trouve à s’exprimer. Ces deux religieux font songer
au personnage de l’imam qui allait, au nom de sa foi et de son ministère,
affronter les djihadistes dans Timbuktu
d’Abderrahmane Sissako.
Ils ne font pas « le lien » entre les
intellectuels éclairés (et qu’on suppose dans leur grande majorité agnostiques
ou athées) et l’adhésion, gouailleuse ou agressive, des personnes rencontrées
au hasard de trottoirs à un dogme violent et obscurantiste.
Ils inscrivent seulement ces deux postures dans un
paysage plus vaste et plus complexe, et c’est sans doute la moins mauvaise
nouvelle qu’un tel film est aujourd’hui en mesure de partager.
Jean-Michel Frodon,
Slate.fr, 15 janvier 2018
Enquête au paradis
de Merzak Allouache, avec Salima Abada, Younès Sabeur
Chérif, Aïda Kechoud.
Durée: 2h15 Sortie: 17 janvier 2018