Pour l'ethnologue Jean-Loup Amselle,
le soufisme n'est ni le véritable islam en Afrique ni le contre-feu idéal au
wahhabisme et au djihadisme. Interview (suite)
Justement,
vous interrogez longuement dans votre livre le leader religieux malien Mahmoud
Dicko, qui est un wahhabite et qui, selon vous, ne suit pas à la ligne près les
règles telles qu'elles sont pratiquées en Arabie saoudite. Dans son cas,
peut-on parler d'un wahhabisme « malien » ?
C'est
un wahhabisme qui a acquis des caractéristiques locales, mais c'est toujours du
wahhabisme. Le wahhabisme au Mali n'est pas le même qu'en Côte d'Ivoire ou en
Arabie saoudite. Mahmoud Dicko est un quiétiste qui refuse le djihad et
l'application des règles les plus violentes de la charia, comme le fait de
couper les mains des voleurs. Alors que les fondamentalistes wahhabites
refusent tout ce qui s'est passé avant l'islam, lui affirme que ce qui fait
tenir ensemble la société malienne, ce sont l'islam et les traditions
pré-islamiques, d'où l'importance de s'appuyer sur ces traditions, garantes de
l'ordre. Ainsi, il faut maintenir les parentés à plaisanterie.
C'est-à-dire ?
Ce
sont des pactes entre familles. Par exemple, vous êtes un Coulibaly
de 15 ans, je suis un vieux Diara de 70 ans. Si vous m'insultez,
ce qui est très grave, vu notre différence d'âge, le sang ne coulera pas du
fait du pacte.
Est-ce
aussi au nom de l'ordre que l'islam au Mali s'accommode de l'excision ?
Le
problème de l'excision est différent. C'est devenu un marqueur politique qui
oppose la bourgeoisie laïque, féministe, pro-occidentale – et soit dit en
passant, passablement opportuniste parce qu'elle veut récupérer l'argent que
propose l'Occident pour lutter contre cette pratique – aux religieux
nationalistes et anti-occidentaux. Ce qui explique que Mahmoud Dicko se soit
opposé à la loi que le ministre de la Santé du Mali se faisait fort de faire
voter avant la fin 2017 pour interdire l'excision. C'est la même
chose pour le combat contre l'homosexualité. Fondamentalement, ceux qui veulent
que les homosexuels soient criminalisés ne s'y intéressent que parce que c'est
un moyen de s'opposer au libéralisme occidental en matière sexuelle. Mais, là
encore, ce n'est pas seulement un phénomène africain. On le voit en Tunisie,
les islamistes peuvent avoir des positions plus cool que les laïcs, notamment
sur l'homosexualité. C'est donc moins un problème religieux que politique. Ce
qui est important, cependant, c'est que la société malienne évolue. Un imam
wahhabite m'a dit : « Mes premières filles ont été excisées et les
autres, non. C'est une tradition dans l'islam, ce n'est pas une règle
fondamentale de la religion. »
À
vous croire, les Occidentaux sont en train de se tromper de combat en soutenant
un islam plutôt qu'un autre ?
Oui,
c'est contre-productif. La France comme les Occidentaux ne veulent pas parler
avec quelqu'un comme Mahmoud Dicko et entendent ne discuter qu'avec les
représentants des soufis. Cela n'a pas de sens : les uns et les autres ne
sont pas très différents. En revanche, tous les leaders religieux interviennent
aujourd'hui dans le domaine politique. Les associations musulmanes fonctionnent
comme des partis politiques, leurs leaders sont consultés régulièrement et il
est impossible de faire carrière politiquement sans leur appui. C'est cette
réalité qu'il faut prendre en compte.
Vous
avez travaillé sur l'ethnisation, le métissage et la pluralité culturelle, mais
aussi critiqué la mode de l'ayahuasca (un breuvage hallucinogène originaire
d'Amazonie, NDLR) et, aujourd'hui, vous vous intéressez au soufisme en
Afrique.... Comment définissez-vous votre travail d'anthropologue ?
Mon
ennemi, c'est le primitivisme. En ce sens, je suis un anthropologue marginal,
car l'anthropologie vit du primitivisme et de l'idée que les sociétés exotiques
sont radicalement différentes des nôtres. Or je pense que tous les habitants de
notre planète, où qu'ils se trouvent, sont nos contemporains. Tous fabriquent
jour après jour leur destin. D'où mon refus aussi de la victimisation. Prenez
les Herreros de Namibie. C'est vrai, ils ont été exterminés. Les hommes, pas
les femmes. Ceux qui ont survécu sont les enfants que ces femmes ont eus avec
des soldats allemands. Avant le génocide, ce peuple n'existait pas. Comme les
Tasmaniens, exterminés par les Britanniques : les survivants étaient des
femmes, qui ont eu des enfants des forçats installés là, etc. Je ne veux pas
dire qu'il n'y a pas eu de massacres, mais que la notion de tribu et de peuple
est elle aussi une construction historique.
Propos
recueillis par Catherine Golliau
Le Point, 11
mai 2017
*
Jean-Loup Amselle est directeur d'études à l'Ehess. Il est l'auteur, entre
autres, de Logiques métisses (Payot, 2010) et Branchements.
Anthropologie de l'universalité des cultures (Flammarion, 2015).