Pour l'ethnologue Jean-Loup Amselle,
le soufisme n'est ni le véritable islam en Afrique ni le contre-feu idéal au
wahhabisme et au djihadisme. Interview.
L'islam
en Afrique ? L'Institut du monde arabe propose
jusqu'au 30 juillet 2017 une exposition sur l'influence
culturelle et sociale de cette religion au sud du Sahara : « Trésors
de l'islam en Afrique. De
Tombouctou à Zanzibar ». L'occasion de voir de très beaux manuscrits
anciens, des objets de la vie quotidienne d'hier et d'aujourd'hui – et
notamment des tissus imprimés et de superbes boubous anciens –, mais aussi de
magnifiques photos et des œuvres d'art contemporaines. Bref, un islam à la fois
d'hier et d'aujourd'hui, vivant et pluriel, puisque l'on se promène dans toute
l'Afrique musulmane, du Sénégal
à Zanzibar en passant par le Mali, la Côte d'Ivoire, etc. Mais le
croyant de Bamako est-il si différent de celui de Fez ou de Tripoli ? À
quoi ressemble aujourd'hui l'islam en Afrique ? Sunnisme, wahhabisme,
salafisme, soufisme... Longtemps, les Occidentaux ont jugé que l'islam des
Africains était plus doux que celui pratiqué au Maghreb ou au Proche-Orient, du
fait de l'influence du soufisme et des emprunts aux différents paganismes
locaux. Une illusion qui a donné lieu à une instrumentalisation dont nous
payons le prix aujourd'hui, à en croire l'anthropologue et ethnologue Jean-Loup
Amselle*, auteur d'Islams africains : la préférence soufie (éditions
du Bord de l'eau, 2017). Après les images, le débat. Entretien.
Le
Point : Peut-on parler d'un islam africain ou, comme on l'a fait par le
passé, d'un « islam noir » ?
Jean-Loup
Amselle :
Surtout pas. Et c'est justement l'idée même d'un islam qui serait spécifique à
l'Afrique noire que je condamne dans mon livre Islams africains :
la préférence soufie. L'islam est l'islam, où qu'il soit pratiqué.
Simplement, du fait des coutumes locales, il peut présenter des variantes, mais
ce n'est pas vrai seulement pour l'Afrique, c'est vrai pour tous les pays. Le Maroc connaît ainsi un culte des
saints. Et la manière de vivre et de pratiquer l'islam au Mali n'est pas la
même qu'au Sénégal. Donc, non, il n'existe pas un « islam africain »,
et surtout pas un « islam noir ». C'est une création coloniale.
Pourtant,
ce concept existe. En 1964, l'orientaliste Vincent Monteil a même publié un
livre qui s'appelait L'Islam noir...
Justement
pour le remettre en cause en insistant sur la similarité des islams au nord et
au sud du Sahara. Ce concept a été « inventé » au XIXe siècle par une
cohorte d'administrateurs coloniaux qui se voulaient ethnologues comme
Faidherbe, Gallieni, Binger, Delafosse, Charles Monteil, le propre père de
Vincent Monteil, etc.
Mais
en quoi l'islam noir aurait-il été différent de l'islam traditionnel
« arabe » ?
Pour
les coloniaux, l'islam maghrébin était promu par les Arabes, leurs ennemis, puisqu'ils
s'opposaient à la conquête : il était donc despotique et violent. Ils
l'opposaient à celui des Berbères, qu'ils jugeaient – à tort – moins
fondamentalistes dans leur pratique, et surtout beaucoup plus démocrates.
Faidherbe, qui avait commencé sa carrière au sein des « Bureaux
arabes » au Maghreb, a ensuite transposé au Sénégal les méthodes utilisées
en Algérie avec les Arabes et
les Berbères : diviser pour mieux régner. Il opposait ainsi les Maures et
les Peuls, races jugées violentes et despotiques, aux « bons Noirs »,
ceux qui n'étaient pas de bons musulmans, soit parce qu'ils étaient païens,
soit parce qu'ils étaient porteurs d'un islam mêlé de paganisme, comme les
Wolofs et les Sérères. L'islam noir est donc une pure construction des
administrateurs coloniaux qui va ensuite être recyclée par les ethnologues.
Les
chercheurs auraient-ils suivi les administrateurs ?
Le
conditionnel est inutile : ils ont suivi. Prenez l'exemple de Marcel
Griaule et de sa compagne Germaine Dieterlen. Ces chercheurs étaient pétris de
culture antique. Ils se sont intéressés aux Dogons et aux Bambaras parce qu'ils
pensaient trouver en eux une population « vierge », animiste, qui
leur rappelait la Grèce archaïque, et la Théogonie d'Hésiode. Ils n'ont
pas hésité à occulter la présence de l'islam dans les mythes dogons, alors
qu'ils sont porteurs d'influences coraniques. Griaule lui-même a fait en sorte
que tous les dignitaires du pays Dogon qui représentaient l'empire d'El Hadj
Omar soient écartés au profit des chefs rituels, les fameux
« Hogons ». Quand je suis arrivé pour la première fois en pays Dogon
en 1967, Germaine Dieterlen était en train de préparer un documentaire avec
Jean Rouch sur le « sigui », un rituel d'inversion des genres censé
avoir lieu tous les 60 ans. Or le pays Dogon comptait de nombreuses
mosquées : d'après ce que l'on m'a dit, c'est Germaine Dieterlen qui a
demandé qu'elles n'apparaissent pas dans le film. Les ethnologues ont ainsi
construit de toutes pièces une société dogon déislamisée, dépolitisée et
déhistorisée. Et c'est l'image qui perdure aujourd'hui.
Estimez-vous
que le soufisme tel qu'il est présenté en Occident est lui aussi une
construction politique ?
Oui,
et c'est ce que je démontre dans ce livre. Pour les Occidentaux, le soufisme,
c'est l'islam mystique, doux, cool. Hier, les Français ont donc encouragé le
développement des confréries, notamment celle des Mourides, pour gérer et
encadrer les populations. Certaines ont certes résisté, comme au Mali le
hammalisme, une dissidence de la grande confrérie tidjaniya. Mais l'écrivain
Hampaté Ba était un hammaliste et il a pourtant collaboré avec les coloniaux
contre les wahhabites... Aujourd'hui, on oppose le soufisme au wahhabisme, au
salafisme et bien sûr au djihadisme. Ce serait même le remède contre le
djihadisme. Au Maroc, Mohammed VI encourage ainsi les « moussem »,
les pèlerinages soufis, ainsi que de nombreuses manifestations culturelles
comme les festivals des musiques sacrées de Fez ou celui des Gnaoua
d'Essaouira, pour montrer que le véritable islam sur le continent africain,
c'est le soufisme. Mais c'est une illusion, voire une falsification : le
soufisme n'est pas le « véritable » islam en Afrique ; il
n'est pas forcément pacifique et tolérant et peut très bien s'accompagner
d'actions violentes. Au XIXe siècle, des djihads ont été menés en Afrique noire
par des soufis. Et, inversement, tous les wahhabites et salafistes ne sont pas
djihadistes : nombreux sont des quiétistes. Il faut donc se méfier des
globalisations qui amènent à méconnaître la réalité du terrain.
Propos
recueillis par Catherine Golliau
Le Point, 11
mai 2017
*
Jean-Loup Amselle est directeur d'études à l'Ehess. Il est l'auteur, entre
autres, de Logiques métisses (Payot, 2010) et Branchements.
Anthropologie de l'universalité des cultures (Flammarion, 2015).