Catherine Kintzler
FIGAROVOX/ENTRETIEN - Le Conseil d'Etat a suspendu ce
vendredi un arrêté «anti-burkini». Pour Catherine Kintzler, il ne s'agit pas
d'une question juridique liée à la laïcité, mais d'une question davantage
politique liée à l'acceptation (ou non) du communautarisme islamiste.
Philosophe, spécialiste de la laïcité, Catherine
Kintzler est professeur émérite de l'Université Lille-III et vice-présidente de
la Société française de philosophie. Elle est notamment l'auteur de Penser la laïcité (éd.
Minerve, 2015) et anime le site internet Mezetulle.
FIGAROVOX. - Suspendu ce vendredi par le Conseil
d'Etat, l'un des arrêtés «antiburkini» portait sur l'interdiction de l'accès à
la baignade «à toute personne ne disposant pas d'une tenue correcte,
respectueuse des bonnes mœurs et du principe de laïcité». Si le burkini
pose vraiment un problème de laïcité, faut-il interdire également les soutanes
ou les kippas?
Catherine KINTZLER. - Je ne suis pas juriste, mais tout le monde sait
que le principe de laïcité au sens strict vaut pour ce qu'il est convenu
d'appeler «la sphère publique». Par exemple, un fonctionnaire ne peut pas
porter un signe religieux lorsqu'il est en fonction, un local administratif ne
peut afficher aucun signe religieux, un magistrat ne peut pas invoquer un motif
religieux dans ses interventions publiques. En 2004, devant les nombreux
problèmes posés par des affichages très visibles et générateurs de conflits, la
loi a étendu l'exigence de neutralité aux élèves de l'école publique en leur
interdisant le port de signes religieux ostentatoires dans les établissements -
on pourrait d'ailleurs penser à le faire à l'université dans les situations
d'enseignement, comme l'avait suggéré le naguère le HCI.
Qu'on ait affaire à une « fausse question
laïque » ne veut pas dire que ce «burkini» ne soulève aucun problème.
Mais dans les espaces ordinaires accessibles au public
(rue, transports, etc.), l'expression des opinions est libre, dans le cadre du
droit commun. Donc, je pense que le port du «burkini» sur une plage publique,
pas plus que celui d'une soutane ou d'une kippa dans la rue, ne relève d'une
question de laïcité: c'est une fausse question laïque. D'ailleurs en 2010, l'interdiction
du port de la cagoule dans ces espaces n'est pas fondée sur la laïcité, mais
sur un motif de sécurité publique. En revanche, qu'on ait affaire ici à une
«fausse question laïque» ne veut pas dire que ce «burkini» ne soulève aucun
problème, ni qu'il soit anecdotique.
Le burkini n'est-il pas le signe en revanche d'un
communautarisme grandissant au sein de la nation française?
Quand on parle de communautarisme, il faut préciser
les choses. Toutes sortes de communautés peuvent s'assembler en république et
bénéficier de la législation sur les associations. Le communautarisme social
commence lorsqu'un groupe considère qu'il y a obligation d'appartenance, fait
pression sur ceux qu'il considère comme «les siens», leur rend la vie
impossible s'ils n'adoptent pas une manière de vivre, de se présenter, de
parler, de manger, etc. Sur ce terrain, s'installe le communautarisme
politique, qui consiste à réclamer des droits et des devoirs spécifiques à tel
ou tel groupe.
Plus les manifestations communautaristes se font
provocatrices, plus cela témoigne de l'impopularité du communautarisme.
Le port du «burkini», à l'évidence, relève du
communautarisme: c'est une tentative de stigmatisation envers toutes celles
qui, de confession musulmane, le refusent et refusent le port du voile,
refusent l'uniformisation de leur vie.
Faut-il en conclure que le communautarisme a le vent
en poupe en France? Je pense l'inverse. Plus les manifestations
communautaristes se font provocatrices, plus cela témoigne de l'impopularité du
communautarisme. Les réactions très vives au sujet de cette signalétique
ségrégationniste montrent pour le moins un malaise à son égard. Nos concitoyens
sont extrêmement sensibles à l'attitude communautariste, on l'a vu notamment
lors du grand rassemblement du 11 janvier 2015. Ce seuil de sensibilité, loin
d'être une forme d'intolérance, est au contraire le signe que nous sommes très
attachés à l'unité de la nation, à l'égalité des droits et des devoirs. En
France la fraternité vaut entre des individus libres et égaux et non entre des
communautés dont certaines pratiquent la ségrégation et l'inégalité.
On a affaire à une tentative de banalisation du
totalitarisme islamiste.
D'autre part, il ne suffit pas de ramener le port du
«burkini» à un simple geste communautariste au sens social. Cela va bien plus
loin et touche le domaine politique: un jalon s'ajoute à tous ceux posés par
une version ultra-réactionnaire et totalitaire de l'islam politique depuis une quarantaine
d'années. La forte coïncidence chronologique avec les attentats tragiques de
ces derniers mois - et tout particulièrement le massacre du 14 juillet à Nice -
le situe comme une provocation politique. Laurence Rossignol a raison de parler
d'un «étendard»: on est bien au-delà du moment d'expression religieuse! Ce qui
compte ici n'est pas un événement isolé, mais la série, sa continuité et sa
cohérence. Une fois de plus, dans un contexte aggravé, on a affaire à une
tentative de banalisation du totalitarisme islamiste. Ce «burkini» est très
récent, personne ne s'y trompe - on se demande même ce que les
islamo-totalitaires vont encore inventer pour pourrir la vie des gens.
Le burkini n'est-il pas également une gageure
vis-à-vis des femmes? Ne porte-t-il pas atteinte à l'égalité de l'homme et de
la femme? En même temps, que répondre à l'argument «libéral» des femmes qui
rappellent qu'elle le porte librement?
La banalisation du totalitarisme islamiste s'affirme
le plus souvent par un contrôle du corps des femmes, par l'accoutumance
insidieuse à une forme de «moralité» qui se présente comme quelque chose
d'ordinaire, de «normal» et qui de ce fait tend à particulariser et à montrer
du doigt celles qui ne s'y plient pas... Cette férocité est véritablement obscène:
elle est une forme d'assignation, de harcèlement. Il ne faut pas inverser les
choses: ce sont les femmes de culture musulmane refusant cette uniformisation
étouffante qui subissent la stigmatisation. Et au-delà d'elles, par elles,
toutes les femmes sont visées.
Que faire si les interdictions de burkini ne sont pas
une solution? Est-ce un combat de nature quasi-idéologique qu'il faut mener?
Il s'agit bien d'un combat idéologique et politique au
sens où la conception de la cité est engagée. Ce combat implique un devoir de
réprobation publique.
Le motif de trouble avéré à l'ordre public peut
parfois être avancé, mais cela ne peut être que ponctuel et temporaire. Il
s'agit bien d'un combat idéologique et politique au sens où la conception de la
cité est engagée.
Je pense que ce combat implique un devoir de
réprobation publique, dans le cadre et les limites du droit commun bien sûr.
Minimiser ces accoutrements revient à les soutenir, contribue à les imposer, à
les rendre ordinaires, et donc à accoutumer un totalitarisme. Non, il faut que
cela reste extra-ordinaire. Faire en sorte que la manifestation publique de ces
marquages soit soulignée, questionnée, critiquée, expliquée dans sa
signification politique. Faire en sorte que cela ne soit pas inclus dans le
paysage, que ces affichages restent «remarquables» et remarqués. On peut les
tolérer et exprimer sa réprobation en disant toute l'horreur qu'ils inspirent.
La loi ne les interdit pas: mais ce n'est pas pour cela qu'ils doivent devenir
une norme.
Si ne pas porter de voile, si porter une jupe courte,
si porter un maillot deux-pièces, si s'attabler seule à la terrasse d'un café,
si tout cela devient pour certaines femmes un acte d'héroïsme social, c'est
qu'on a déjà accepté que cela le devienne pour toutes, c'est qu'on a déjà
accepté de ne pas faire attention aux signaux envoyés par un totalitarisme
féroce: c'est l'inverse qui devrait être «normal».
Alexis Feertchak,
Le Figaro, le 26 août 2016