Xavier Luffin
Pour Xavier Luffin, professeur de littérature arabe à
l’Université libre de Bruxelles (ULB), les musulmans doivent se demander
pourquoi le texte coranique peut être si souvent utilisé pour revendiquer des
actes meurtriers et cesser de s’enfermer dans des schémas victimaires qui sont
encore repris suite aux tueries de Paris du 13 novembre 2015.
Quel regard portez-vous sur cette réaction musulmane
selon laquelle la violence de l’État islamique n’a rien à voir avec
l’islam ?
Xavier Luffin : Cela nous renvoie à un problème
récurrent dans le monde arabo-musulman : le refus d’assumer la part de
responsabilité des maux qu’il connaît et une grande propension à souligner la
responsabilité de l’autre, que ce soit l’Occident, Israël ou le monde chrétien.
On voit bien qu’il existe une réelle difficulté à assumer une responsabilité dans
son propre chef, même quand un parallèle peut être établi. Ainsi les conquêtes
coloniales et l’esclavage ne seraient des questions que seul l’Occident doit
assumer, alors qu’on trouve des phénomènes similaires dans l’histoire
arabo-musulmane. Outre les facteurs historiques qui expliquent cette incapacité
d’assumer, il y a aussi des facteurs religieux. Le Coran étant considéré par
les musulmans comme un texte révélé, le texte ne peut donc être remis en
question. Or, le Coran contient des passages problématiques, et notamment
belliqueux. Par ailleurs, ces passages sont utilisés par les extrémistes
religieux et les propagandistes de l’État islamique. Il faut bien comprendre
que ces passages existent. On peut certes décider de les expliquer, et c’est ce
que font les exégètes du Coran. Mais le problème, c’est que bien souvent ce
travail d’exégèse est trop proche du sens littéral du texte. Je n’ignore pas
non plus les approches visant à replacer ces passages problématiques dans un
contexte historique bien précis remontant aux périodes conflictuelles de
l’expansion de l’islam au 7e siècle. En réalité, on trouve de tout
dans ces approches exégétiques et il n’existe aucune hiérarchisation. Personne
n’indique clairement quel texte il faut suivre ni celui qu’il faut abandonner
une fois pour toutes. Les musulmans se retrouvent donc avec un discours qui
n’est pas suffisamment remis en question. Il est donc urgent que les musulmans
s'interrogent, se demandent pourquoi le texte coranique peut être si souvent
utilisé pour revendiquer des actes aussi violents que les tueries de Paris.
Cela signifie-t-il que l’Etat islamique n’est pas un
repère d’ignorants des sources coraniques ?
X.L. : Tout à fait. Il faut cesser de dire l’État islamique
(Daesh), ce n’est pas l’islam. Il suffit d’écouter les discours et les prêches
d’Abou Bakr al-Baghdadi ou d’autres responsables de cette organisation pour
comprendre qu’ils ont une bonne connaissance des sources coraniques. L’État
islamique publie sur internet une revue en anglais, Dabiq, et même en
français, Dar al-Islam, dans laquelle l’ensemble des articles sont
truffés de références au Coran, à des Hadith, et à un nombre considérable de
penseurs particulièrement conservateurs comme Ibn Taymiyya ou Mohammed Ben
Abdelwahhab, le fondateur du wahhabisme. Ces textes sont cités avec les
références de la même manière qu’un article pour une revue scientifique
occidentale. On ne peut donc pas du tout affirmer que ces gens ne connaissent
rien aux textes coraniques qu’ils citent abondamment.
Que faut-il faire alors ?
X.L. : Commencer par entamer un travail critique au sein même
de l’islam. Car lorsqu’on entend les réactions musulmanes actuelles selon
lesquelles ce ne sont pas des vrais musulmans qui ont commis ces actes ou que
ce n’est pas l’islam, cela reviendrait à dire que ce ne sont pas les États-Unis
qui ont mené la Guerre au Vietnam parce que ce n’est pas cela les vrais
Américains, ou encore que le Congo n’a pas été colonisé par les Belges parce
que ce n’est pas cela la vraie belgitude, etc. Il y a un moment où un groupe
humain, quel qu’il soit, doit pouvoir dire qu’il assume la responsabilité des
actes commis par les siens au nom des références dont se revendique l’ensemble
du groupe, même si ces références ne sont pas claires. C’est un travail que les
musulmans doivent aussi entreprendre, sinon ils resteront enfermés dans ce
discours de la victimisation et de la déresponsabilisation. Quand on regarde de
nombreux discours de prédicateurs musulmans vivant en Europe, on s’aperçoit
qu’ils ne remettent nullement en cause des passages belliqueux du Coran.
Des tentatives d’approches critiques ont pourtant été
initiées…
X.L. : Oui, mais elles posent deux problèmes majeurs. Tout
d’abord, ces réouvertures de la tradition exégétique du Coran depuis le début
du 20e siècle, comme celle de Mohammed Arkoun, sont certes très
intéressantes, mais elles restent prisonnières du texte. Puisque le Coran est
censé être une parole divine révélée, elles doivent tenter de critiquer le
texte sans pour autant l’invalider, ce qui est un exercice périlleux. Mais
cette explication critique est toujours littéraliste. Le deuxième problème de
ce mouvement de pensée réside dans son impact réel. Ces nouveaux penseurs de
l’islam existent bel et bien, ils publient énormément par ailleurs, mais leurs
travaux sont surtout lus par des intellectuels occidentaux ou par une frange
marginale d’intellectuels du monde arabo-musulman. Ainsi, je n’ai jamais
entendu un imam bruxellois se référer aux écrits de Nasr Hamid Abou Zayd, ce
théologien égyptien cherchant à interpréter le Coran à travers une
herméneutique humaniste. Je n’affirme pas que l’impact de ces penseurs
musulmans humanistes soit inexistant, mais il demeure malgré tout très faible.
Quand on franchit la porte d’une librairie musulmane du boulevard Lemonnier à
Bruxelles, les livres qu’on vend sont surtout des traités médiévaux
conservateurs et des manuels d’une pauvreté intellectuelle et spirituelle
n’abordant que la question du licite et de l’illicite ! Il n’est jamais
question de remettre en cause certains préceptes problématiques ni de les
contextualiser historiquement. Or, le discours ambiant répétant que l’Etat
islamique n’est pas l’islam minimise complètement la portée des textes qui sont
réels et qui sont utilisés par les fondamentalistes les plus violents et les
plus rétrogrades, comme par les plus modérés et les plus humanistes.
Propos recueillis par Nicolas Zomersztajn
Site du CCLJ, 17 novembre 2015