Il y a des amis que l'on
croit - et que l'on voudrait - immortels. André Nahum, que je connaissais depuis
si longtemps et qu'il m'arrivait de croiser encore dans nos locaux de Judaïques
FM, en faisait partie. Et, quatre jours après son décès, lundi dernier 7
décembre, je n'arrive pas encore à réaliser le vide qu'il va laisser dans le
cœur de milliers de gens, tant sa vie et son œuvre furent à la fois riches et
variées. Nous pleurons André, et le plus extraordinaire c'est que nous avons
des raisons bien différentes de le pleurer, aussi diverses que fut sa vie et
tout ce qu'il nous a laissé.
Né à Tunis en 1921, il était
l'un des derniers témoins - à la mémoire incroyablement précise -, des
décennies qui allaient bouleverser, puis disperser une communauté millénaire. Travailleur
forcé dans le camp de Bizerte sous la courte mais brutale occupation nazie,
il en fit le récit dans le livre de Jean-Pierre Allali "Les Juifs sous la
botte allemande", paru l'année dernière. Venu en France au début des
années 1960, il a vu à la fois les quartiers nouveaux de Sarcelles se bâtir, des milliers de familles juives d'Afrique du Nord et en particulier
de Tunisie, reconstruire une vie nouvelle malgré toutes les difficultés,
faisant de cette cité du Val d'Oise la "petite Jérusalem" de l'Ile de
France. Médecin dévoué - et adoré par sa clientèle pendant des décennies - il
aura vu défiler dans son cabinet des patients de toutes les origines, parlant
l'arabe avec beaucoup d'entre eux, juifs comme musulmans. Cette cité heureuse
où cohabitaient pacifiquement des dizaines de communautés aura hélas connu la
peur lors d'une manifestation très violente à l'été 2014, où la grande
synagogue fut directement menacée et des commerces pillés : mon ami André en
fut bien sûr bouleversé ; et comme devait le rapporter le Député Maire François
Pupponi lors de son enterrement, il lui avait téléphoné la semaine dernière -
alors qu'il était si affaibli - pour convenir d'un rendez-vous, en espérant
venir accompagné d'un groupe réunissant des jeunes des deux communautés.
André Nahum a donc été un
citoyen engagé, dans sa cité, adjoint au maire pendant quelques années ; mais
aussi un des notables principaux de Sarcelles, présent lorsqu'on y inaugura les
principales synagogues ; se démenant pour que la ville ait une "rue des
Refuzniks", alors même que le droit d'immigrer était refusé aux Juifs de
l'URSS de l'époque ; actif dans une des loges du Bn'ai Brith qu'il présida
pendant un moment aussi. Son engagement juif ne s'est pas limité à sa ville, puisque il fut aussi un des fondateurs de l'AMIF(Association des médecins israélites de France).
Mais sa notoriété et sa
grande popularité dans la communauté juive n'auraient jamais existé s'il n'avait
pas su démarrer, aussi et alors que sa vie de médecin allait
progressivement s'arrêter, une toute autre carrière : André est devenu le
"mémorialiste" des "Tunes", les siens, les nôtres, cette
communauté juive de Tunisie qui à l'époque n'était pas connue du grand public -
et disons le, caricaturée - par certains films. Son premier livre, "Partir
en Kappara" (éditions Piranhas) fut publié en 1978 : son titre étrange
évoquait une expression en judéo-arabe, celle accompagnant le sacrifice des
poulets à la veille du Yom Kippour, un sacrifice qui fut - symboliquement - celui
des siens, déracinés avec lui après l'indépendance de la Tunisie. Puis vinrent
"Les contes de Ch'hâ" (même éditeur), un recueil incroyable de
proverbes et autres récits qu'il avait, patiemment, collectés au fil des ans et
de ses consultations médicales à Sarcelles : j'entends encore nos échanges lors
de l'émission où il fut mon invité à propos de ce livre, émission que j'espère
notre radio repassera dans le cadre de tous les hommages que nous lui devons.
Dans la même veine il publia "le Roi des bricks" (L'Harmattan), et
"Humour et sagesse judéo-arabes" (Desclée du Brouwer). Et un album de
photos anciennes commentées, "L'Etoile et le Jasmin" (La pensée
sauvage), qui sera plus tard le titre de son émission culte. Mais André alla au
delà de ces récits folkloriques et agréables à lire. Il sut se lancer dans un
genre bien plus difficile et qui demande à la fois des recherches et de la
rigueur, le roman historique. Il écrivit d'abord "Le médecin de
Kairouan", évocation de Isaac Israeli Ben Salomon, médecin et philosophe
qui fut au service du dernier prince aghlabide puis des Fatimides, au 9ème
siècle. Il écrivit ensuite une biographie de Young Perez en 2002, rééditée il y a
deux ans sous le titre "Young Perez champion. De Tunis à Auschwitz" : André Nahum a ainsi
fait connaitre, aux jeunes générations, la carrière étonnante de cet autre
enfant du judaïsme tunisien, champion du monde de boxe et qui disparut pendant
la Shoah.
J'ai connu André à la fin des années 1970, alors
donc qu'il se lançait dans une carrière d'écrivain. Mais il fut, lui aussi,
pris du "virus" du journalisme, et les hasards heureux de la vie ont
fait que nous nous sommes retrouvés à Judaïques FM, beaucoup plus tard. Disons
le, sans fausse modestie, il y apporta une contribution bien plus importante
que la mienne car à nouveau il fit preuve d'une géniale polyvalence. Le
mercredi matin, c'était le billettiste à la voix chaleureuse,
commentant l'actualité nationale et internationale - plus souvent
moyen-orientale, disons le - avec à la fois concision et sensibilité ; j'ai
repris sur mon propre blog des dizaines de ses billets, et j'en mettrai en
ligne tous les liens dans un prochain article ; plus tard, c'est notre ami
commun Jacques Benillouche qui en fit la transcription écrite sur le site
"Temps et Contretemps", site qui le premier annonça la mort d'André . Mais tous
les lundi soir , et recevant souvent deux auteurs différents, il produisait "L'Etoile et le Jasmin", émission littéraire au spectre
très large puisqu'on y parlait à la fois de romans, d'Histoire, de politique ou
de philosophie : réalisant le travail que me demande chacune des émissions - et
qui souvent ne tournent pas autour d'un livre - je me demande comment il
arrivait à avoir la force d'assimiler tant de lectures, et l'intelligence de
savoir poser des questions si pertinentes aux invités les plus divers !
Nous n'arrivions même pas, en fait, à imaginer la disparition un jour d'André Nahum, doyen et pilier de notre station, et c'est tout naturellement que nous étions toute une délégation de Judaïques FM à son enterrement, hier mercredi à Sarcelles. Étonnant enterrement, à son image, chaleureux et presque joyeux où on a entendu presque se quereller à propos de lui, sa famille, des amis et bien sûr des Rabbins. Où deux musiques bien différentes furent passées, là aussi à l'image du personnage multiple qu'il fut : "Sallemt ana fik ya bledi", une ode à la Tunisie jamais oubliée chantée par Raoul Journo ; et "Le chant des partisans", celui de la lutte contre le nazisme qui faillit l'engloutir quand il avait vingt ans. Nous avons pris connaissance des derniers témoignages de sa vitalité, jusqu'aux dernières heures : présent à un salon du livre la veille de son décès ; nous laissant un dernier billet bouleversant sur nos ondes le 2 décembre, où il disait "à la semaine prochaine, si Dieu veut" ; interviewé une dernière fois il y a deux semaines dans le grand quotidien "Le Parisien", où était évoqué son dernier livre qui venait de sortir, "L'Âne, mon frère de lait".
André est parti le premier jour
de Hanouka, après l'allumage de la première et fragile bougie de cette fête millénaire,
où l'on rappelle un des miracles de la survie d'Israël : cet enfant juif
tellement doué de notre Tunisie perdue, ne pouvait nous quitter sur un plus
beau symbole.
Jean Corcos