Dans son message annuel pour la paix, rendu public le 16 décembre et qui sera lu dans toutes les églises le 1er janvier, Benoît XVI appelle les responsables politiques à «mettre fin à toute brimade contre les chrétiens» vivant «en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient et spécialement en Terre sainte». Et le pape d'ajouter: «Les chrétiens sont à l'heure actuelle le groupe religieux en butte au plus grand nombre de persécutions à cause de leur foi.»
Du sang, des cris, des larmes. Nul n'a oublié les scènes d'horreur qui se sont déroulées à Bagdad, le 31 octobre dernier, dans l'église Notre-Dame-du-Perpétuel-Secours, la cathédrale syriaque catholique. Bilan de l'attentat perpétré par un commando d'Al-Qaida: 2 prêtres et 44 fidèles tués, de même que 7 membres des forces de sécurité et 5 assaillants, ainsi que 60 blessés. C'était il y a deux mois. Mais depuis, combien de victimes anonymes parmi les chrétiens d'Irak?
Quand il est question de la persécution des chrétiens dans le monde, c'est ce pays qui vient immédiatement à l'esprit. Il n'y a pas qu'en Irak, pourtant, que l'appartenance au christianisme se paye au prix fort. Les témoignages que nous avons réunis dans ce dossier l'illustrent abondamment: de l'Afrique à l'Asie et de l'Amérique à l'Europe (songeons au Kosovo), être chrétien, en 2010, peut coûter cher.
Au mois de juin, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), qui réunit 56 États d'Europe, d'Asie centrale et d'Amérique du Nord, tenait une conférence à Astana, la capitale du Kazakhstan, sur « la tolérance et la non-discrimination ». A l'issue de ce sommet international, le chef de la délégation du Saint-Siège, Mgr Toso, soulignait que «plus de 200millions de chrétiens, partout dans le monde, subissent sous une forme ou une autre la haine, la violence, la menace, la confiscation de leurs biens et d'autres abus, en raison de leur religion, faisant d'eux le groupe religieux le plus discriminé».
Persécutions et discriminations anti-chrétiennes? C'est une impression fondée, mais avec ce qu'il peut y avoir de subjectif dans ce constat. Cerner la réalité sur des bases objectives nécessite des faits, des chiffres, des courbes et des statistiques, capables de rendre compte d'une tendance générale. La carte que nous publions, et qui traduit (en la simplifiant) la situation globale des chrétiens à travers le monde, n'a pas été conçue à partir d'éléments fortuits, mais de deux documents établis selon une méthode scientifique, dont nous avons opéré la synthèse.
L'Aide à l'Église en détresse (AED) est une association catholique qui dépend du Saint-Siège et dont l'action d'entraide envers les communautés chrétiennes s'étend à 130 pays. Fin novembre, elle a fait paraître un Rapport 2010 sur la liberté religieuse dans le monde. Ce volume de 500 pages contient 194 fiches de pays présentées par ordre alphabétique. L'ambition, affirment les auteurs, est de fournir un état détaillé de la liberté religieuse à travers le monde, selon des critères rigoureux. Leur rapport, précisent-ils, «s'efforce de donner la parole aux différentes religions, croyances et communautés religieuses, en évitant tout jugement de valeur sur les croyances et les convictions qui sont à la base de leurs pratiques et de leurs enseignements religieux». De ce tour d'horizon, il ressort que 75 % des cas de persécution religieuse concernent les chrétiens, dont la condition se détériore en de nombreux endroits. En tête de liste, outre le Moyen-Orient, l'AED place la Corée du Nord, la Chine, le Vietnam, l'Inde, le Pakistan, le Soudan et Cuba.
Second document que nous avons utilisé, L'Index mondial de la persécution 2010, réalisé par Portes ouvertes, une association protestante. Son indice est calculé d'après différents paramètres, dont le statut juridique et politique des chrétiens dans les pays concernés, et la réalité de leur condition observée. Au sommet de cet affligeant palmarès figure la Corée du Nord («persécution très sévère»). Suivent 9 pays caractérisés par l'«oppression» des chrétiens: l'Iran, l'Arabie saoudite, la Somalie, les Maldives, l'Afghanistan, le Yémen, la Mauritanie, le Laos et l'Ouzbékistan. Puis 18 États où l'on relève de «fortes restrictions» au christianisme, et 21 autres, coupables de «discriminations» antichrétiennes.
Si l'on tente de classer ces phénomènes de christianophobie en fonction de leur origine, il ressort que leur premier vecteur, à l'échelle de la planète, est constitué par l'islam politique ou le fondamentalisme musulman. Sans doute l'islam s'étend-il, du Maghreb à l'Indonésie, sur des États et des aires culturelles différents. Néanmoins, ainsi que le souligne le rapport de l'AED, un trait commun caractérise les pays à majorité musulmane: en sont citoyens, disposant de l'intégralité des droits afférents, uniquement ceux qui professent la religion dominante. Les habitants du pays qui appartiennent aux confessions minoritaires sont, au mieux, tolérés, au pire, regardés comme un danger pour la cohésion sociale, et partant, vite suspects.
Dans le monde musulman, il est ainsi des États dont la Constitution garantit la liberté religieuse, comme l'Algérie, la Tunisie ou la Libye, et où le christianisme est autorisé en théorie. Dans la pratique, cependant, les chrétiens se trouvent sous surveillance, et traités comme un corps étranger. Les autorités algériennes se targuent par exemple d'avoir assuré la restauration de Notre-Dame-d'Afrique, basilique historique qui surmonte la baie d'Alger et dont l'inauguration des travaux vient d'avoir lieu, mais il n'y a plus que 5000 catholiques dans le pays, et les protestants y sont poursuivis. Dans la péninsule arabique (Émirats arabes unis, Bahreïn, Qatar, Arabie saoudite, Yémen et Koweït) vivent 3 millions de chrétiens, mais tous sont des travailleurs immigrés, doublement marginalisés. En Mauritanie, dans le nord du Nigeria ou en Somalie, c'est le règne de la charia, où des actes condamnés par l'islam peuvent entraîner des peines comme la flagellation, l'amputation ou la lapidation. Au Pakistan, la Constitution garantit l'égalité des citoyens devant la loi «sans distinction de race ni de croyance», mais la loi sur le blasphème a permis d'inculper un millier de personnes depuis 1996, sous des prétextes qui n'avaient fréquemment rien à voir avec le Coran.
Même s'il est géographiquement limité, l'hindouisme constitue un deuxième facteur de persécution antichrétienne. Si cette idéologie politico-religieuse est rejetée par le gouvernement central de New Delhi, elle inspire des forces actives dans plusieurs États de la fédération indienne, provoquant des violences qui ont culminé en 2009, mais qui n'ont pas cessé depuis.
Troisième vecteur antichrétien: le marxisme. En Corée du Nord, toute activité religieuse est qualifiée de révolte contre les principes socialistes, et des milliers de chrétiens sont emprisonnés. En Chine, le Parti communiste fait paradoxalement bon ménage avec le capitalisme, mais les vieux réflexes sont loin d'avoir disparu: l'État tient à contrôler les religions. Passé les Jeux olympiques de Pékin et l'Exposition universelle de Shanghaï, où il fallait séduire les Occidentaux, la mécanique s'est remise en marche. Protestants et catholiques disposent de la marge de liberté que les autorités veulent bien leur laisser. Et, après une période de détente, un évêque de l'Église officielle a été nommé dans la province du Hebei, le 20 novembre dernier, sans l'aval du pape, ranimant le contentieux avec le Saint-Siège.
Le Moyen-Orient forme la région du monde où les difficultés s'amoncellent le plus. Dans la mesure où il s'agit du berceau du christianisme, un symbole est en jeu. Bien sûr, il faut prendre garde à ne pas simplifier un état des lieux complexe, et à ne pas l'interpréter selon des schémas occidentaux préconçus, car des surprises peuvent se révéler: c'est ainsi que dans certains pays, les chrétiens servent de tampon entre chiites et sunnites, dont les relations ne sont pas tendres. Mais la tournure générale des événements est évidente: les Églises d'Orient sont en recul. Spécialiste du Moyen-Orient et de l'islam, auteur d'un livre éclairant sur la question (Les chrétiens d'Orient vont-ils disparaître? aux Éditions Salvator), Annie Laurent dresse un constat frappant: «Au VIIesiècle, quand l'islam est arrivé, tout l'espace correspondant à l'Orient arabe, à la Turquie et à la péninsule arabique était habité, à l'exception des communautés juives, par des populations chrétiennes. De nos jours, sur 17pays et 350millions d'habitants, les chrétiens sont 14millions. La Turquie, notamment, comptait 20% de chrétiens vers 1900; ils sont moins de 1% aujourd'hui. Le déclin est considérable.»
Soumis à une pression constante, les chrétiens d'Orient choisissent souvent l'exil, menaçant d'extinction leurs propres communautés. Du 11 au 24 octobre, Benoît XVI a réuni en synode, à Rome, les délégués des sept Églises catholiques du Moyen-Orient, afin que celles-ci se connaissent mieux et, retrouvant le sens de leur vocation, envisagent ensemble les conditions de leur pérennité. Annie Laurent, nommée experte auprès de ce synode et qui y était la seule femme laïque, rappelle que les communautés d'Orient ont un rôle à jouer non seulement pour elles, mais pour tous les habitants de la région: «Les chrétiens sont porteurs de valeurs universelles, comme la gratuité, le don, l'amour et le pardon. Ils le prouvent par leurs œuvres sociales, écoles ou hôpitaux, qui sont ouvertes à tous, sans distinction de religion.»
Le contexte géopolitique aggrave la situation des chrétiens d'Orient, car ils font les frais du conflit israélo-palestinien. Sans le rétablissement d'une paix juste et durable, leur condition ne s'améliorera pas. Mais ils sont aussi victimes d'eux-mêmes: leurs divisions historiques, quand ce ne sont pas leurs rivalités, brouillent le message évangélique. Si l'œcuménisme progresse - Benoît XVI est très soucieux du rapprochement avec les orthodoxes -, un long chemin reste à parcourir. Quand les confessions chrétiennes d'Orient fêteront-elles toutes Pâques à la même date?
Lors de la clôture du synode, le pape a appelé les pays de la région à «élargir l'espace de la liberté religieuse». Face aux États ou aux groupes fanatiques qui aspirent à se débarrasser du christianisme, dans une aire de civilisation où le concept de laïcité, tel qu'il est entendu ici, est incompréhensible, les chrétiens disposent d'une arme: réclamer la réciprocité avec les musulmans, demander l'égalité de tous les citoyens, défendre la liberté de conscience. Pour cela, ils ont aussi besoin du soutien occidental. «C'est bien d'accueillir les blessés irakiens, commente Annie Laurent, mais la compassion n'est pas une politique. Notre crédibilité est en jeu: le monde musulman nous respectera si nous prenons la défense des chrétiens d'Orient, qui sont nos coreligionnaires.»
Encore faut-il que, chez nous, cette volonté se manifeste. Le 10 décembre dernier a été publié, à Vienne, un rapport de l'Observatoire sur l'intolérance et les discriminations contre les chrétiens en Europe, concernant les années 2005-2010. Ce document recense les actes de vandalisme contre les églises et les symboles religieux, les manifestations de haine et les brimades contre les chrétiens observées sur le continent européen au cours des dernières années. La liste est impressionnante, mais les faits incriminés ont suscité une émotion bien discrète ici. Aux facteurs aggravants de la situation des chrétiens dans le monde, peut-être faudrait-il ajouter l'indifférentisme religieux en Occident: si les Européens ne respectent pas le christianisme chez eux, comment aideraient-ils les chrétiens persécutés aux quatre points de l'horizon ?
Jean Sevilla
Le Figaro, 23 décembre 2010