L'annonce par l'Iran de progrès dans son programme d'enrichissement de l'uranium - et donc d'un rapprochement potentiel de la fabrication de la bombe A- a suscité quatre types de réaction:
1. Il faut attaquer l'Iran immédiatement, avant qu'il ne soit trop tard.
2. Il faut convaincre le monde entier d'imposer tout de suite des sanctions à l'Iran, avant qu'il ne soit trop tard.
3. Il faut dès à présent engager un dialogue diplomatique avec l'Iran, avant qu'il ne soit trop tard.
4. On se détend: une bombe atomique iranienne ne représente pas un grand danger, et pourrait même contribuer à stabiliser le Moyen-Orient.
Chacun de ces quatre arguments présente des problèmes, mais commençons par le dernier, car après tout, si en effet nous pouvons réellement arrêter de nous en faire et aimer la bombe iranienne (pour paraphraser Kubrick et Southern), le reste n'a plus d'importance.
L'exemple le plus récent de cette école de pensée est un article publié par Adam Lowther, analyste de la défense à l'Air Force Research Institute, dans le New York Times du 10 février. Lowther y avance qu'une bombe iranienne pourrait bien servir les intérêts des États-Unis: les Saoudiens et les Égyptiens nous demanderaient de les protéger et de leur promettre des représailles contre l'Iran au cas où ce dernier les attaquerait. En contrepartie, nous pourrions insister pour qu'ils mettent en place de grandes réformes économiques et démocratiques, et pour qu'ils fassent la paix avec Israël. En outre, ajoute Lowther, les Palestiniens se hâteraient également de faire la paix, puisque les retombées radioactives d'une attaque iranienne sur Jérusalem les tueraient aussi.
C'est l'un des articles d'opinion les plus cinglés qui ait jamais été publié dans un grand journal américain. Quelques mots suffisent à le réfuter: aucun président américain ne va aborder une attaque du Caire ou de Riyad sur le même plan qu'une attaque contre les États-Unis. Même si un président affirmait le contraire, aucun dirigeant égyptien ou saoudien ne le croirait. Et même s'ils le croyaient, ils estimeraient que les États-Unis le font dans leur propre intérêt; ils ne verraient pas la nécessité d'adopter ni la démocratie ni le capitalisme, ou de se rapprocher d'Israël; il est certain qu'ils n'accepteraient jamais un marché de ce type. Cet argument est trompeur de la première à la dernière ligne.
Certains, plus malins des «réalistes internationaux» comme Kenneth Waltz de l'université de Columbia et Barry Posen du MIT -avancent des arguments plus pondérés: selon eux, si l'Iran construisait des bombes atomiques, il serait possible de le dissuader de les utiliser grâce à une menace crédible de représailles par les États-Unis, Israël ou des pays arabes susceptibles de réagir en construisant leur propre arsenal nucléaire. D'aucuns estiment qu'une course aux armements au Moyen-Orient, dans ce sens, pourrait stabiliser les tensions, car chaque puissance dissuaderait les autres de tenter une agression nucléaire. Certains disent aussi que les régimes révolutionnaires ont tendance à modérer un peu leur comportement quand la bombe A entre dans le jeu. Sachant qu'en cas de guerre la surenchère est toujours possible, ils ont tout intérêt à étouffer les conflits dans l'oeuf.
Cet argument est assez valable. Sans la bombe, la Chine et l'Union Soviétique se seraient sans doute déclaré la guerre à la fin des années 1960 ; les accidents de frontières entre Allemagne de l'Est et de l'Ouest auraient pu déboucher sur des affrontements pendant la Guerre froide, et les conflits entre Inde et Pakistan auraient sans doute été encore plus intenses au cours des dernières décennies. La bombe a réellement réduit la probabilité de conflit majeur entre grandes puissances.
Cependant, elle n'en a pas éliminé la possibilité. Moscou et Washington ne sont pas passés loin de la guerre atomique par deux fois au moins. Pendant la crise de Berlin de 1961, le Pentagone avait mis au point des projets très précis de frappe nucléaire contre l'Union Soviétique. Le dernier jour de la crise des missiles de Cuba de 1962, tous les conseiller du président John F. Kennedy, civils et militaires, le pressaient d'attaquer la base soviétique (JFK et Nikita Khrouchtchev mirent un terme à la crise en passant un accord secret). Si l'U.S. Strategic Air Command avait exercé un contrôle indépendant de l'arsenal atomique pendant ces crises ou à d'autres moments de tension des années 1950 et du début des années 1960 (quand les généraux Curtis LeMay et Thomas Power commandaient le SAC), il est fort probable que des bombes auraient été larguées sur l'Union Soviétique à un moment ou un autre. Et c'est peut-être valable pour les généraux soviétiques qui auraient tout aussi bien pu bombarder les États-Unis.
Pendant la crise cubaine et celle de Berlin, les dirigeants américains et soviétiques ont eu le temps de réfléchir au problème; et le président comme le Premier secrétaire avaient le contrôle de la bombe. Cela fait plusieurs décennies que les deux camps ont entrepris des démarches coûteuses pour rendre leurs armes moins vulnérables aux attaques (en plaçant les missiles dans des silos de béton souterrains, dans des sous-marins ou des bombardiers capables de décoller très vite). Ils ont aussi mis au point des technologies -bouton rouge, codes, et pléthore de liens de commande et de contrôle- réduisant au maximum les risques de lancements accidentels ou non-autorisés. Toutes les autres nations qui se sont ensuite construit des arsenaux nucléaires (Grande-Bretagne, France, Chine, Israël, Inde et Pakistan) ont adopté le même genre de système, parfois avec l'aide des États-Unis (pour la Corée du Nord, c'est une autre histoire, mais elle n'a pas encore d'arme nucléaire utilisable).
C'est là que les arguments des réalistes prônant l'insouciance devant une bombe iranienne ne tiennent plus debout. Si les Iraniens réussissent à fabriquer des bombes atomiques, il n'est pas certain du tout en fait, il est sans doute peu probable, qu'ils instituent ce genre de dispositifs de contrôle élaborés. Vu les schismes au sein même du régime, nous ignorons qui aura -ou arrachera- le pouvoir de les utiliser (et si c'est les Gardiens de la révolution, ce sera de mauvais augure).
Et si une bombe iranienne incite d'autres puissances de la région à élaborer leur propre bombe comme force de dissuasion, cela pourra en effet «stabiliser» les tensions -en donnant à chacun un pouvoir «dissuasif»- mais il est bien plus probable que cela ne fera qu'aggraver les choses. Les autres régimes ne disposeront sans doute pas non plus de dispositif de contrôle, en tout cas pas au début. Et il y a le facteur géographique: ces pays sont très proches les uns des autres, quelques minutes de vol suffiraient à un missile nucléaire pour atteindre sa cible. En cas de crise, un dirigeant pourra lancer une première attaque pour devancer une première frappe par le dirigeant d'un autre pays. (Si les frontières russes et américaines n'étaient qu'à 150 km de distance, nous n'aurions probablement pas survécu à la Guerre froide sans un «échange nucléaire.» C'est une des raisons, d'ailleurs, pour lesquelles les missiles soviétiques à Cuba et les missiles américains en Turquie étaient un tel sujet d'angoisse).
À un autre niveau, le danger d'une bombe iranienne n'est pas que les mollahs de Téhéran se réveillent un matin et atomisent Jérusalem. Ils doivent savoir que les représailles les réduiraient à néant. La dissuasion fonctionne à ce niveau très basique, en tout cas contre tout régime qui possède un instinct de survie (et les dirigeants iraniens n'en sont pas dépourvus). Le danger, ou un des dangers, est que des armes nucléaires ne poussent leurs possesseurs à prendre des risques, surtout à commettre des agressions à un moindre niveau. Un exemple: si Saddam Hussein avait fabriqué quelques armes nucléaires avant d'envahir le Koweït en 1990, le président George H.W. Bush et son secrétaire d'État, James Baker, auraient eu bien plus de difficultés à rassembler une aussi vaste coalition - voire une coalition tout court pour le repousser. Au cours de cette guerre, Baker avait aussi déclaré que les États-Unis considéreraient une attaque chimique et biologique contre Israël comme équivalente à une attaque nucléaire contre les États-Unis, et qu'ils réagiraient en conséquence. Cette déclaration aurait semblé moins crédible si Saddam avait eu ses propres armes nucléaires pour négocier.
Cela ne signifie pas qu'un Iran nucléaire ne peut être maîtrisé; mais c'est une proposition plus risquée qui implique de passer des accords avec d'autres puissances, et des compromis avec d'autres intérêts, que nous préférerions éviter. En bref, il vaut la peine de se donner du mal pour éviter que la bombe ne tombe entre les mains des Iraniens. Mais jusqu'à quel point?
Cela nous ramène à ces trois autres propositions de réaction à la nouvelle que les Iraniens pourraient bientôt produire de l'uranium très enrichi, ce qui les mettrait sur le chemin de la fabrication des bombes atomiques.
Tout d'abord, il vaut la peine de souligner qu'ils n'en sont pas encore là, et qu'ils semblent connaître quelques problèmes techniques pour y parvenir. Deuxièmement, s'ils atteignent ce niveau - c'est-à-dire, une fois qu'ils auront enrichi leur uranium à 20%- il faudra un an ou plus pour l'enrichir à 80% ou 90%, le niveau nécessaire pour fabriquer des bombes. Troisièmement, s'ils y parviennent, transformer ce matériau en bombe, la concevoir et la miniaturiser pour la faire tenir dans un missile, c'est encore une autre histoire. Ca, c'est de la technologie des fusées.
En d'autres termes, la situation n'est pas aussi urgente que le laissent penser certains des défenseurs de chacune de ces possibilités. Nous avons du temps devant nous pour voir comment l'Iran se débrouille, non seulement d'un point de vue technologique, mais aussi politique, social et économique.
Lancer une attaque contre les équipements iraniens est une mauvaise idée, surtout sans preuve concrète que l'Iran est vraiment capable de fabriquer une bombe, et encore moins qu'il s'apprête à le faire. Une frappe aérienne ou une expédition commando ne ferait que consolider la puissance du régime (rien de tel qu'une agression étrangère pour unir la nation autour d'un régime aux abois.)
Pourtant, la perspective de discussions diplomatiques semble vaine, principalement parce qu'il n'y a personne là-bas avec qui discuter. Ou bien, quand certains représentants souhaitent s'engager, ils sont rapidement rejetés par d'autres qui y sont opposés. (C'est arrivé il y a quelques mois, quand l'Iran a annoncé qu'il envisagerait d'exporter son uranium pour le faire enrichir à l'étranger, comme l'avaient proposé les États-Unis et la Russie-avant de faire marche arrière peu après). La seule raison pour Obama de continuer à proposer de discuter (et c'est une bonne raison), est de pouvoir dire qu'il aura essayé la diplomatie si un jour les choses se gâtent.
Quant aux sanctions, elles sont délicates, particulièrement à un moment où des manifestants s'opposent à un gouvernement sur lequel nous essayons de faire pression. Les sanctions ne font pas dans la dentelle, elles punissent la population aussi brutalement que le gouvernement, alors que nous devrions plutôt chercher des moyens de creuser le fossé entre le peuple iranien et ses dirigeants. Beaucoup de pays occidentaux imposent des sanctions ciblées -par exemple l'arrêt des relations commerciales avec des entreprises entre les mains des Gardiens de la révolution. Ces mesures en valent vraiment la peine, bien qu'elles gagneraient en efficacité si la Chine pouvait être persuadée de se joindre aux autres. Étant donné l'approche mercantiliste de la Chine vis-à-vis de la politique étrangère, rien n'est moins sûr.
Un changement de régime serait une bonne chose, mais il convient de souligner quelques éléments. Tout d'abord, étant donné que nous ne pouvons pas vraiment discuter avec le gouvernement iranien pour l'instant, nous serions bien avisés de déclarer notre sympathie à l'égard des rebelles et d'exiger plus ouvertement que cessent tortures et emprisonnements.
Cependant, aider matériellement les rebelles (que ce soit ouvertement ou de façon mal dissimulée) ne fera qu'aggraver la situation, surtout en Iran, où le souvenir de 1953 -l'année où la CIA a aidé à renverser Mohammad Mossadegh et à installer le shah- reste vivace et politiquement exploitable. (Quand Condoleezza Rice, secrétaire d'État de George W. Bush, a annoncé publiquement que l'administration consacrerait 75 millions de dollars à aider les rebelles iraniens, beaucoup d'entre eux ont protesté, conscients que cela augmentait les risques d'être arrêtés en tant qu'espions de la CIA).
Enfin, même si des réformateurs démocratiques et pro-occidentaux prenaient le pouvoir en Iran, ils continueraient presque à coup sûr d'enrichir l'uranium -pas nécessairement pour fabriquer des bombes atomiques. C'est devenu une question de fierté nationale, en partie à cause des pressions extérieures.
Pour se préparer à ce jour, ou à celui où il sera possible d'entamer des négociations, nous serions bien inspirés de fixer l'objectif de ces discussions - la fin de l'enrichissement (peu probable), ou des limites strictes à cet enrichissement, afin d'empêcher les Iraniens de transformer l'uranium en arme (plus probable mais très difficile à vérifier, surtout avec un régime hostile).
La vraie frustration que suscite toute cette histoire, la raison qui pousse même des gens raisonnables à envisager d'agir de manière dangereuse ou irréfléchie, c'est qu'au final nous n'avons que très peu de contrôle sur ce qui va se passer. C'est un exemple extrême de ce que nous vivons dans une grande partie du monde depuis la fracture des pouvoirs qui a suivi la fin de la Guerre froide. Et nous n'y sommes pas encore habitués.
Fred Kaplan
Publié sur le site « slate.fr », le 22 février 2010
Fred Kaplan est chroniqueur pour la rubrique «War Stories» de Slate.
Il est l'auteur de 1959: The Year Everything Changed. Écrivez-lui à war_stories@hotmail.com.
Traduit par Bérengère Viennot