(source : site http://www.memo.fr/)
Introduction :
J’avais déjà publié, à la fin 2008, un long article de mon ami Sadri Mokni. Franco-tunisien, présentement au Canada où il achève ses études, Sadri est passionné de Géopolitique et d’Histoire, un peu à la façon d’Alexandre Adler : cela lui permet de prendre de la hauteur sur l’actualité, et d’envisager des scénarios originaux ... On peut ne pas être d’accord avec l’hypothèse optimiste qu’il développe ici, en la trouvant trop souriante ; lui-même d’ailleurs, évoque à la fin ce qui peut la faire dérailler - on peut aussi lui objecter d’autres éléments non mentionnés, comme l’irrationalité des dirigeants iraniens actuels, ou le détournement de leur « feu nucléaire » par des terroristes. Ceci étant, il m’a semblé intéressant de terminer ce dossier par cet article singulier !
J.C
La peur d’un Iran nucléarisé alimente fantasmes et rumeurs. Une rumeur récurrente, celle de frappes israéliennes décidées en dernière extrémité pour prévenir l’accession des mollahs à l’atome militaire, à la vie dure. Pour tout un ensemble de raisons, de telles frappes sont peu probables car leur efficacité serait des plus réduites. Les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN, seuls sont capables de mettre fin au programme nucléaire iranien par la force. Or, semble-t-il, ils n’en prennent pas la direction, en dépit des rebuffades systématiques qu’oppose le régime des mollahs aux avances du président Obama.
D’aucuns estiment que rien ne pourrait être fait pour empêcher l’Iran de devenir une puissance nucléaire militaire. Notre propos est différent, il consiste à explorer une autre voie, celle dans laquelle une communauté internationale hésitante ou pusillanime, divisée ou rendue impuissante par les rivalités entre grandes puissances, laisserait, à dessein ou par inadvertance, à l’Iran l’opportunité de s’affirmer un jour comme un État nucléaire.
En d’autres termes, quel serait l’effet d’un Iran, qui se déclarerait un matin, puissance nucléaire, sur la composition géopolitique du Moyen-Orient? L’argument que nous mettrons en avant, ici, est que l'accession de l'Iran au rang de puissance nucléaire rendrait les grandes puissances, au premier rang desquelles les États-Unis, durablement indispensables à la sécurité de la région. Et Israël, dans tout cela, n’est que quantité négligeable au regard des intérêts de puissants acteurs extra régionaux.
En effet, un Iran nucléaire serait perçu comme une menace pour les pays de la région et surtout les pays arabes, dépourvus de capacités de rétorsion. Certains pourraient vouloir développer leur propre bombe mais cela prendrait du temps et coûterait cher en termes politiques. Le risque qu’une course aux armements arabo-iranienne dégénère en une course aux armements fratricide entre Arabes n’est pas négligeable et ferait le jeu de Téhéran. Le dilemme de sécurité des petits Émirats pétroliers et des États en lisière de l’Arabie-Saoudite n’est pas unidirectionnel, c’est-à-dire qu’il ne s’exprime pas seulement à l’encontre de l’Iran. La Syrie n’acceptera pas davantage de devoir composer avec des intérêts arabes revigorés au Liban et l’Égypte de perdre sa place de première puissance arabe, au cas où la puissance financière de l’Arabie la ferait dépasser. L’attitude de l’Irak, arabe mais chiite, demeure une inconnue, principalement du fait de la frilosité des autres arabes à son égard, tandis qu’un Iran sanctuarisé pourrait faire monter de plusieurs crans le chantage terroriste qu’elle exerce aux lisères de la région et sur ses lignes de fracture, cherchant à faire tâche d’huile pour menacer les régions centrales et troubler les opinions publiques.
D’autre part, une dissuasion commune à la Ligue arabe est encore plus impensable qu'une dissuasion européenne. Il est plus probable que la majorité des États arabes demeurent prudents et s’accordent quant au maintien des équilibres régionaux. Eu égard aux risques énumérés plus haut, la politique conservatrice poursuivie par les Saoudiens et les Égyptiens depuis plusieurs décennies retrouverait du lustre. La garantie de sécurité de puissances extra régionales, appartenant à une même alliance militaire, se présenterait comme la solution la moins incertaine. Elle n’exigerait qu’un engagement clair des États-Unis et de leurs alliés européens d’inclure leurs autres alliés arabes dans leur aire de dissuasion nucléaire. Au plus, elle demanderait que les protecteurs Américains et Français stockent quelques armes nucléaires dans leurs bases militaires de la région. Cette solution aurait l’avantage de n’accroître décisivement la puissance militaire d’aucun État arabe par rapport à un autre.
Il y a quelques années, les Américains avaient du quitter l'Arabie Saoudite sur la demande pressante d’une famille royale sous la pression de son opinion publique. Puis, la menace irakienne éliminée, la nécessité de la présence des forces américaines ne se faisait plus ressentir. Américains et alliés trouveraient assurément quelque avantage à une situation qui pérennise leur influence dans la région. Car demain, les flux énergétiques se dirigeront principalement vers l’Asie et, surtout, vers la Chine. Le premier client des pétromonarchies cessera, pour la première fois, d’être américain. Et tout client important a le pouvoir d’influencer ses fournisseurs. La préséance des Occidentaux s’en trouverait irrémédiablement menacée si la stabilité de la région était à ce point assurée que les préoccupations économiques prennent le dessus sur celles d’ordre sécuritaire. Or, il est une chose qui reste encore acquise pour plusieurs décennies, c’est l’avance technologique et militaire des Occidentaux. Quelques dimensions que prennent les forces chinoises, les forces occidentales resteront les seules à disposer de la maîtrise des mers et de capacités de projection inégalables.
La situation n’est pas sans rappeler celle d’Asie de l’Est. Sud-Coréens et Japonais ne distendent pas davantage leurs liens avec Washington depuis que la Corée du Nord les menace en poursuivant imperturbablement son programme nucléaire. Les alliés asiatiques craignent de perdre l’intérêt de Washington et lui réclament l’intégration plus poussée de leurs appareils de défense avec les siens. C’est une dynamique des plus intéressantes pour le Pentagone, pour qui l’intégration des systèmes de défense de ses alliés est une des modalités de son hégémonie dans ses alliances militaires, car celle-ci crée une dépendance technologique et capacitaire. Militairement, les Américains continuent de fixer les standards à atteindre et les procédures à adopter, alors que dans tous les autres domaines, ils sont soumis à un rude régime de concurrence. Le Moyen-Orient, dont Israël, échappe encore à la logique de la guerre en coalition, guerre interarmées où les bataillons des diverses nations collaborent comme une seule armée, l’armée des États-Unis. L’intégration de nouveaux alliés au système de franchisés américains serait un plus indéniable.
Dans un tel contexte, il n'est pas certain qu'Israël soit perdant. Des États arabes davantage liés aux États-Unis deviendraient, de fait, alliés d'Israël. Et de surcroît, des alliés durables. L’hypothèse est tentante de considérer que la même dynamique que celle qui est à l’œuvre dans les institutions internationales et les firmes multinationales, et qui imbrique Arabes et Israéliens au prix de quelques empoignades verbales, pourrait faire son effet dans un système d’alliance militaire intégré par les Américains, au Moyen-Orient. L’ironie est palpable. Les effets pacificateurs de la "Pax americana" ne prendraient pas les mêmes sentiers que le volontarisme que le président Obama investit pour pacifier les relations israélo-arabes. En réalité, Israël, dans ce Moyen-Orient là, n’aurait pas besoin de faire la paix avec les Palestiniens. Et même, cet Israël là, en disposant seul d’une capacité de dissuasion en propre, se retrouverait dans une position semblable à celle de la France en Europe. Puissance conséquente que l’alignement de ses voisins sur une puissance plus importante encore forcerait à en rabattre.
Par ailleurs, l’Iran pourrait bien être contraint d’y trouver son avantage. Sa politique qui consiste à créer des difficultés à ses rivaux dans la région suit deux chemins antagonistes. D’un coté, champion de la cause anti-israélienne, le régime des mollahs atténue les sentiments anti-chiites des Sunnites en leur rendant quelques services propres à épancher leur soif de revanche. D’autre part, champion des causes révolutionnaires à l’intérieur des États arabes, l’Iran risquerait de réveiller un monde plus considérable que lui-même. C’est-à-dire un monde dans lequel un Hamas n’aurait plus rien à quémander à Téhéran et par lequel un Hezbollah se verrait plus sûrement menacé que par Israël. L’intérêt des mollahs serait alors de ne pas pousser trop loin leur pouvoir de nuisance. Cela les amènerait irrépressiblement à une position d’équilibre telle qu’elle nourrirait l’intérêt des régimes arabes pour la protection occidentale, sans oser faire disparaître ce qui empêche encore les Arabes de s’unir sous une même bannière, contre tous.
Certes rétif à toute construction idéale, ce serait peut-être là le meilleur d’entre tous les Moyen-Orients envisageables. Un « Moyen-Orient westphalien » qui, à l’image de l’Allemagne morcelée aux XVIIe et XVIIIe siècles, voit contenues les ambitions expansionnistes des Habsbourg puis des Hohenzollern, et maintenue la liberté des petites principautés. L’ensemble au grand soulagement des autres puissances européennes et au principal bénéfice de la première d’entre-elles, la France. Un ordre Moyen-oriental préservé par les États-Unis et leurs alliés le serait pour la plus grande tranquillité des petits Émirats et des puissances fragiles comme l’Irak et l’Arabie Saoudite, d’Israël, et du reste du monde.
Prenons garde à ne pas rejeter cette construction sur la base qu’elle ne corresponde pas à des principes qui ne seraient généreux qu’en apparence. La destruction de l’ordre westphalien en Europe est venue de la puissance même qui avait le plus grand intérêt à son maintien. Par le biais de la contestation, par les élites, de l’alliance autrichienne de Louis XV, en 1756, et par la Révolution française qui proclama haut et fort de généreuses intentions, la défense du principe des nationalités a abouti à faire l’unité d’une Allemagne humiliée contre la paix de l’Europe. Le défunt projet des néo conservateurs américains pour un grand Moyen-Orient démocratique n’était pas motivé différemment. Et d’éventuelles motivations pan-révolutionnaires du président Obama ne sont pas à exclure, comme la cooptation dans la région et en Asie centrale, sous label progressiste, d’un régime des Mollahs faussement aligné. Entreprise qui répandrait le chaos comme une traînée de poudre verte !
Sadri Mokni