D'anciens rebelles touaregs supportant le dirigeant libyen déchu
Mouammar Kadhafi sont photographiés
à Agadez au Niger, juillet 2012
Utilisée par le régime de Kadhafi, cette communauté du
Sud libyen, marginalisée depuis la révolution, pourrait représenter une
« grande menace » pour le Sahel.
A voir Moulay Ag-Didi attablé à une
terrasse du quartier d’Ennasr, une banlieue de Tunis bourgeonnant de nouveaux
immeubles, on peine à réaliser qu’il est le chef politique des Touareg libyens.
Avec sa barbe blanche et sa casquette bleu nuit, on le prendrait plutôt pour un
artiste bohème quêtant l’inspiration dans les cafés. Et pourtant, l’homme qui
s’entretient ce jour-là avec Le Monde Afrique dans la douceur de
l’automne tunisois n’est autre que le président du Conseil suprême des Touareg
de Libye. Il a été élu en 2017 à la tête de cette instance représentative
de la communauté en remplacement d’Hussein Al-Koni, une figure historique qui
fut dix-sept ans durant ambassadeur du régime de Mouammar Kadhafi
au Niger.
M. Ag-Didi est moins connu que son prédécesseur,
moins lié au jeu cynique que fut celui de « Guide » de Tripoli à
l’endroit des Touareg, minorité longtemps instrumentalisée pour servir ses
desseins géopolitiques dans l’aire sahélo-saharienne. De passage à Tunis,
M. Ag-Didi a bien sûr rencontré des Libyens qui y résident, réfugiés
permanents ou intermittents fuyant les convulsions postrévolutionnaires de leur
pays, mais aussi des interlocuteurs internationaux qu’il veut sensibiliser à la
cause touarègue libyenne.
« Légionnaires »
M. Ag-Didi est assurément inquiet. Il met en
garde contre la « grande menace » pour la stabilité régionale
que représente le « manque de développement » dont souffre sa
communauté, forte d’environ 250 000 personnes (soit environ 4 %
de la population totale), surtout concentrées à proximité des frontières
algérienne et nigérienne dans le sud-ouest du pays. Selon lui, le chômage, la
précarité des conditions de vie et, de manière plus générale, l’« absence
du gouvernement » risquent de pousser les jeunes de la communauté dans
les bras des « trafiquants », des « criminels »,
voire des « terroristes ».
Les Touareg de Libye ont vécu l’après-révolution
de 2011 dans l’amertume. Ils avaient été choyés par l’ancien régime, qui
les avait recrutés en masse dans son appareil sécuritaire, un passif « kadhafiste »
que les nouveaux maîtres issus de l’insurrection leur ont ensuite fait
chèrement payer à travers des politiques discriminatoires. A l’époque de la Jamahiriya
(« l’Etat des masses »), les combattants touareg avaient formé
l’essentiel des troupes de la fameuse « Légion islamique » qui guerroya
dans les années 1980 au Tchad et jusqu’au Liban.
Nombre d’entre eux étaient issus des groupes touareg
du Mali et du Niger. Forts de leur expérience de combat, certains de ces
« légionnaires » fomentèrent plus tard – au seuil des années 1990 –
des rébellions dans ces deux pays à partir de sanctuaires du Sud libyen. Usant de
la carte touarègue pour consolider son influence dans le Sahel, Kadhafi
s’imposa ainsi comme médiateur quand de nouvelles rébellions éclatèrent une
quinzaine d’années plus tard contre les gouvernements de Bamako et
de Niamey. Et quand il fut lui-même défié en 2011 par l’insurrection
d’une partie de son propre peuple, le « Guide » n’eut guère de mal à enrôler
des combattants touareg – libyens, maliens ou nigériens – dans les unités
chargées de la répression.
Rivalité avec les Toubou
Ce passé pèse toujours lourd dans le puzzle libyen.
Après la chute de Kadhafi, ces Touareg aux connexions transfrontalières, et
donc au patriotisme souvent suspect aux yeux des dirigeants de Tripoli, ont été
tenus à distance. Dans ce contexte devenu adverse, leur assise politique et
économique dans le Fezzan, la région méridionale de la Libye, a été sévèrement
affaiblie par l’essor d’un groupe concurrent, celui des Toubou, autre
communauté sahélo-saharienne à cheval sur la Libye, le Niger et le Tchad. Ces derniers
qui avaient été, eux, ouvertement discriminés par Kadhafi, ont tôt embrassé la
cause de l’insurrection, ce qui leur a permis de consolider après 2011 leur
emprise sur les deux principaux actifs stratégiques du Sud libyen : les
frontières (qui donnent accès aux routes de la contrebande) et les puits de
pétrole.
La rivalité culmina dans une sanglante guerre
interethnique en 2014-2015 dans la ville d’Oubari, illustration parmi tant
d’autres de la fragmentation de la Libye d’après la révolution. Ces affrontements
entre milices touareg et toubou firent environ 300 morts et
2 000 blessés. Un accord de paix parrainé par le Qatar fut signé à la
fin de 2015 à Doha. Près de trois ans plus tard, la stabilité d’Oubari a
été globalement préservée. Les promesses non tenues d’une reconstruction des
quartiers détruits alimentent toutefois bien des crispations. « La
confiance a été retrouvée, souligne M. Ag-Didi, mais le Qatar avait
promis de financer la reconstruction. Or nous n’avons rien vu sur le terrain.
De nombreuses familles déplacées, à Tripoli notamment, ne peuvent toujours
pas retourner à Oubari. »
Une autre source de désenchantement des Touareg tient
à la question, plus politique, de la citoyenneté. Le grief est lancinant,
héritage de l’ère Kadhafi. Afin de motiver des jeunes Touareg du Mali et du
Niger à s’enrôler dans ses troupes, le « Guide » avait fait miroiter à
ces derniers la promesse d’une future citoyenneté libyenne, un atout gratifiant
à l’époque où la Libye brillait de tous ses feux d’eldorado pétrolier. Or
l’engagement n’a jamais été vraiment honoré. Entre-temps, nombre des familles
de ces ex-combattants ont fait souche en Libye sans être toutefois considérées
comme des Libyens à part entière.
Déni de justice
Lors des premières élections législatives
post-révolution, en 2012, ces Touareg d’origine sahélienne ont pu se rendre
aux urnes. Mais ce droit de vote leur a ensuite été retiré pour le scrutin
de 2014 sous prétexte qu’ils ne possédaient pas de « numéro
national », un document faisant office de carte d’identité. De
nombreux Touareg s’inquiètent ainsi de devenir des « citoyens de
seconde zone » en Libye. « C’est un crime contre la démocratie,
dénonce M. Ag-Didi. La plupart de ces gens privés de leurs droits sont
d’anciens militaires, ils ont défendu la Libye. » A en croire le
président du Conseil suprême des Touareg, un tel déni de justice est
potentiellement dangereux. « Ils ont tous une formation militaire,
s’inquiète-t-il. Les déposséder de leurs droits peut fragiliser la stabilité
de toute la région du Sahel. Car ils peuvent finir par rejoindre des groupes
criminels. »
Les Touareg, il est vrai, ne sont pas seuls dans ce
cas : nombre de Toubou sont eux aussi dépourvus de l’accès à la
citoyenneté. Le sentiment d’amertume n’en est pas moins profond chez les
Touareg en raison de leur rôle militaire passé au service de Tripoli. Pour
autant, les Touareg libyens continuent de proclamer leur loyalisme à l’égard du
pays. Alors que certaines voix s’élèvent parfois dans la région du Fezzan pour défendre
une option fédérale, voire séparatiste, M. Ag-Didi affiche son attachement
à l’unité nationale. « Ce qui nous rassemble est plus fort que ce qui
nous divise, dit-il. La Libye doit rester unie. »
Frédéric Bobin, correspondant à Tunis
Le Monde, 19 octobre 2018