Par Alberto
M. Fernandez*
Un ami m’a rappelé, lors d’une récente visite à Tunis,
que c’était le lieu de naissance du célèbre historien Ibn Khaldoun et de
l’actrice populaire italienne Claudia Cardinale. Âgée de 80 ans, Cardinale
garde de bons souvenirs de Tunisie. Elle a fait ses débuts au cinéma dans la
coproduction franco-tunisienne Goha (1958) avec Omar Sharif dans le rôle
du héros éponyme moyen-oriental du même nom.[1]
Les racines de la communauté italienne de Tunisie à
laquelle elle appartenait remontent à plusieurs siècles. Au 16e
siècle, Tunis servait de refuge aux juifs de la ville italienne de Livourne,
juifs sépharades d’Italie qui, à leur tour, avaient été expulsés de l’Espagne
chrétienne. Les ancêtres de Cardinale sont arrivés plus tard, pauvres immigrants
catholiques siciliens dans le Protectorat français de Tunisie, arrivés au 19e
siècle, à l’instar de dizaines de milliers d’autres. Nombre d’entre eux
travaillaient dans les ports et la pêche. La ville côtière de La Goulette (Halk
Al-Oued), avec son quartier pittoresque de « La Petite Sicile »,
était un centre réputé pour cette immigration.[2]
Un documentaire d’actualités français de 1959 tourné
le jour de l’Assomption de la Vierge Marie (8 août) à La Goulette montrait une
communauté vivante, avec une procession publique de la Madonna de Trapani, avec
des milliers de participants.[3] Quelques années plus tard, toute cette
communauté avait disparu. La Vierge de Trapani ne serait plus portée en
procession publique à La Goulette jusqu’en 2017, lorsqu’une foule de fidèles
beaucoup plus réduite et majoritairement originaire d’Afrique sub-saharienne le
ferait dans le cadre d’une cérémonie bien plus modeste.[4]
La minorité italienne de Tunisie a été chassée par une
décision gouvernementale, suite au décret de nationalisation de mai 1964 qui
visait des exploitations agricoles et d’autres biens appartenant à des
Européens. En reconnaissance de la fin d’une communauté jadis florissante, le
Vatican a conclu un accord en juillet 1964 avec le gouvernement tunisien, lui
transférant 107 églises devenues inutiles, dont certaines sont encore utilisées
comme écoles, clubs sportifs, ou postes de police, tandis que d’autres sont
tombées en ruine.[5]
Comme il sied à un pays connu pour sa relative
tolérance, la fin de l’ancienne communauté italienne en Tunisie ne s’est pas
accompagnée de violences. A peu près contemporain de la disparition fut le
déclin rapide de la communauté juive tunisienne qui s’était réfugiée en Israël
ou en Europe occidentale dans le cadre d’un cruel processus de
« décolonisation » et de nationalisme, bien décrit par le grand
intellectuel juif tunisien Albert Memmi [6].
L’histoire personnelle de Memmi est un exemple
poignant de la cruauté qui a accompagné la libération nationale. Lui qui se
considérait comme un “juif arabe” et qui était entièrement acquis à la cause
des “opprimés” a découvert qu’il n’avait pas de place dans un Etat et dans une
société musulmane, arabe nationaliste, à l’abri de tout contrôle extérieur,
mais tout sauf tolérante ou libérale à l’intérieur.[7]
Ce qui s’est passé en Tunisie est arrivé aussi en
République de Turquie, dans l’Egypte de Nasser et dans l’Irak hachémite, dont
les antiques communautés non musulmanes ont été chassées au 20e siècle. Les
émeutes de 1955 à Istanbul organisées par les officiels turcs ont visé, bien
entendu, la communauté grecque autochtone, installée bien avant l’arrivée du
premier Turc en Anatolie.[8] Les nationalisations de 1961 et 1963 dans
l’Egypte de Gamal Abdel Nasser ont chassé la communauté grecque, dont les
racines remontaient à l’Antiquité.[9] Le pogrome de 1941 de Farhoud contre les
juifs irakiens de Bagdad a pris pour cible une autre communauté dont les
racines remontaient à Ezra et Néhémie et à l’exil de Babylone.[10]
Bien entendu, les cas sont différents. En Egypte et en
Tunisie, les pressions économiques et politiques ont forcé des communautés
d’étrangers installées depuis longtemps à partir. En Irak et en Turquie, des
violences organisées par l’Etat ont pris pour cible des citoyens appartenant à
des minorités religieuses.
Mais dans toutes ces circonstances, ce sont des
régimes nationalistes ou laïcs modernes qui ont agressivement chassé ces
minorités, et non des islamistes. Que ce soit au nom de la « turquification »,
du nationalisme arabe, de Chypre ou de la Palestine, des innocents locaux ont
payé le prix de transgressions politiques alléguées commises par des tiers,
ailleurs, ou du simple fait d’être le mauvais type de personnes, au mauvais
endroit et au mauvais moment.
Ces vagues de nettoyage ethnique ont précédé la
plupart des guerres et des révolutions qui allaient détruire le Moyen-Orient et
l’Afrique du Nord, et ont précédé l’essor de l’islam politique, qui allait
viser les autres minorités religieuses et ethniques de la région.
Quelle que soit la tragédie de ces communautés
détruites, des structures abandonnées et des familles déracinées, le prix le
plus lourd a été, à mon avis, celui payé par les pays auteurs de cette
entreprise de déracinement eux-mêmes. Ils sont devenus plus ternes, monochromes
et insulaires. Ces émigrés et ces réfugiés ont enrichi l’Europe, l’Amérique et
l’Etat d’Israël naissant. Ils ont probablement évité les pires horreurs s’ils
étaient restés dans les pays qui devaient connaître des décennies de
turbulences.
Ce que les nationalistes ont détruit pendant cette
période frénétique allant des années 1940 aux années 1960 était une vieille
tradition arabe, turque et islamique de vie cosmopolite qui, sans devoir être
idéalisée, donnait une grande vitalité à ces carrefours entre la Méditerranée,
l’Anatolie et la Mésopotamie. Les juifs avaient jadis trouvé refuge dans
l’Orient musulman, fuyant l’Europe intolérante. Les sultans ottomans avaient
fait venir des minorités de tout l’empire et les avaient installées à Istanbul,
pour enrichir leur nouvelle capitale. Alors que les Grecs avaient une histoire
ancienne en Egypte, c’est Mohammed Ali Pacha au 19e siècle qui a facilité leur
essor. A Tunis, c’est Hussein II Bey qui, en 1830, a accordé à l’Eglise
catholique des terres pour y construire et y conserver de manière perpétuelle
la cathédrale de Saint Louis de Carthage (à l’heure actuelle un music-hall).
Ces régimes nationalistes devaient finir par chanceler
et différents courants de l’islam politique allaient, sinon exercer le pouvoir,
du moins influencer fortement l’opinion publique, le fanatisme religieux
remplaçant la xénophobie. Cette même haine allait, en l’absence des communautés
disparues, trouver de nouvelles cibles à leur guerre de purification incessante
contre la diversité cosmopolite : les musulmans laïcs ou progressistes, les
libres-penseurs, les homosexuels, les Kurdes turcs, les coptes et les yézidis.
On se demande ce que serait devenu le Moyen-Orient si
l’indépendance n’avait pas été accompagnée d’un nationalisme à cran, fiévreux,
faisant appel à la foule, mais avait plutôt engendré des sociétés éclairées et
pluralistes, ou du moins sincèrement tenté de promouvoir de telles sociétés. De
fait, il y a une ironie mordante à voir aujourd’hui des gouvernements et
des médias arabes comme Al-Jazira déplorer le nouveau populisme occidental, qui
se focalise sur les restrictions contre les migrants ou réfugiés étrangers, au
vu de la tendance opposée à la diversité et diabolisant les minorités, qui règne
au Moyen-Orient depuis des décennies.
Il est question de construire un musée Claudia
Cardinale à Tunis, et c’est une bonne chose.[11] Le jour où les autorités officielles
turques, irakiennes ou égyptiennes reconnaîtront avoir perdu quelque chose de
positif à cause de leurs actes mal avisés il y a plusieurs décennies, lorsqu’il
y aura un musée du Farhoud à Bagdad ou un monument officiel aux victimes
d’Istanbul, sera un jour de progrès. Des voyous nationalistes ont attaqué une
exposition à Istanbul en 2005 marquant le 50e anniversaire des événements de
1955.[12] Même si ces communautés ne reviendront
jamais, la reconnaissance des erreurs du passé est un petit pas concret vers
une maturité politique, une honnêteté intellectuelle et une pensée critique,
toutes des qualités désespérément indispensables dans la région.
*Alberto M. Fernandez est membre du Conseil
d’administration de MEMRI.
Memri, 25 octobre 2018
Notes :
[1]
Harissa.com/news/article/claudia-cardinale-et-la-tunisie, 15 janvier 2016.
[2] Globalurban.org/GUDMag08Vol4Iss1/Malouch.htm,
consulté le 19 octobre 2018.
[3] Dailymotion.com/video/x4syqu8, consulté le 19
octobre 2018.
[4]
Theguardian.com/global-development/2017/aug/16/virgin-of-trapani-tolerance-tradition-tunis-procession-of-assumption,
16 août 2017.
[5]
Mosaiquefm.net/fr/video/220153/el-alaa-la-mine-de-plomb-et-l-eglise-tombent-en-ruine,
27 décembre 2017.
[6] En-attendant-nadeau.fr/2017/03/28/tunisie-albert-memmi,
consulté le 19 octobre 2018.
[7]
Tocqueville21.com/books/albert-memmi-from-anti-colonialism-to-laicite-by-way-of-zionism,
30 mai 2018.
[8]
Huffingtonpost.com/entry/fake-news-and-history-books-the-istanbul-pogrom_us_59bf89dee4b02c642e4a186b,
18 septembre 2017.
[9] John Sakkas. « Greece and the Mass
Exodus of the Egyptian Greeks. » Journal of the Hellenic Diaspora vol. 35,
n. 2, pp. 101-17, 2009.
[10] Lrb.co.uk/v30/n21/adam-shatz/leaving-paradise,
novembre 2008.
[11]
Webdo.tn/2017/09/05/vers-naissance-dun-musee-claudia-cardinale-a-tunis, 5
septembre 2017.
[12]
Washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2005/09/29/AR2005092902240.html, 30
septembre 2005.