Les attaques en Irak ont été rendues possibles par la
priorité donnée par le régime, depuis 1979, au développement d’un
impressionnant arsenal.
Analyse. Une source diplomatique iranienne s’en félicitait
encore, fin janvier : « En visant les Américains avec nos missiles
et en maîtrisant l’impact modéré de l’attaque, nous avons montré aux Etats-Unis
qu’on pouvait les frapper avec précision là où ils pouvaient se sentir les plus
protégés. » Dans le récit officiel que la République islamique tisse
déjà de l’escalade qui a suivi l’assassinat par un drone américain du général
Ghassem Soleimani à Bagdad, ce sont autant le moyen – l’instrument balistique –
que l’objectif – les installations militaires américaines de la base d’Aïn Al-Assad, en Irak, frappées le 7 janvier –
qui sont mis en avant.
L’attaque iranienne a en effet été rendue possible par
la priorité donnée depuis des décennies par Téhéran au développement d’un
arsenal de missiles de fabrication iranienne, devenu, depuis la révolution de
1979, le véritable pilier de la stratégie militaire de la République islamique.
Les missiles iraniens sont désormais une composante essentielle de l’équation
sécuritaire de la région tandis que les tensions entre l’Iran et les Etats-Unis
continuent à faire peser lourdement la menace d’une nouvelle escalade. On
s’inquiète surtout, de la rive arabe du golfe Persique jusqu’à Tel-Aviv, de
l’amélioration constante des capacités iraniennes en la matière et de la
La République islamique détient la plus importante
force de missiles balistiques et de croisière du Moyen-Orient. La portée de
certains des vecteurs qui la composent pourrait dépasser les 2 000
kilomètres, soit la distance qui sépare les frontières occidentales de l’Iran
de la Grèce. L’intérêt porté, dès ses origines et la guerre Iran-Irak
(1980-1988), par la République islamique à ces armes est lié à la supériorité
aérienne dont jouissent ses adversaires, l’Irak de Saddam Hussein d’abord, puis
l’Arabie saoudite et Israël. Frappée par des sanctions qui l’empêchent d’avoir
recours aux marchés internationaux pour renforcer ses capacités militaires, la
République islamique a su miser efficacement sur les missiles pour se
constituer un substitut d’aviation dont elle maîtrise la production et qui lui
permet de projeter sa puissance au-delà de ses frontières.
Arsenal confié aux gardiens de la
révolution
Considérée comme un besoin existentiel du régime, la
construction d’un arsenal de missiles est confiée aux gardiens de la
révolution, l’armée idéologique de la République islamique. C’est à eux qu’il
revient de superviser son développement et sa maintenance tandis que l’aviation
iranienne, vieillissante, reste entre les mains de l’armée régulière.
Après avoir acheté des missiles soviétiques à la
Libye, des versions nord-coréennes à la Syrie à partir du milieu des années
1980 puis des lignes de production entières, l’Iran a créé sa propre industrie
balistique en copiant et en améliorant des projectiles conçus initialement par
l’URSS ainsi qu’en se tournant vers des technologies chinoises. En résulte une
flotte de missiles de portées diverses, de plus en plus précis et efficaces.
Alors que ses capacités s’accroissent, l’Iran commence à en faire un usage
démonstratif.
En juin 2017, les gardiens de la révolution
ripostent à des attentats de l’Etat islamique menés par des ressortissants
iraniens sunnites contre le Parlement de Téhéran et le mausolée de l’ayatollah
Khomeyni, en tirant des missiles sur des cibles djihadistes dans la province
syrienne de Deir ez-Zor, à l’ouest du pays. En septembre 2018, des
installations du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran, une organisation
autonomiste dotée d’une branche armée, sont visées à leur tour, en Irak, par un
tir balistique. L’attaque lancée contre des sites pétroliers saoudiens en
septembre 2019, attribuée à l’Iran mais revendiquée par les rebelles
houthistes du Yémen, marque toutefois une rupture du fait des dégâts
considérables qu’elle a produits. La précision de la frappe a alerté. Menée en
combinant l’usage de drones et de missiles de croisière, difficilement
repérables, elle a trompé les défenses antiaériennes de Riyad.
Dissémination auprès de groupes non
étatiques
« Après l’attaque contre les installations
pétrolières en Arabie saoudite, l’Iran a surpris la plupart des observateurs,
et les Américains en particulier ont pris conscience de l’amélioration rapide
de l’arsenal iranien, qui est maintenant un vrai sujet de préoccupation »,
relève
Fabian Hinz, spécialiste des missiles iraniens au Centre James Martin pour les
études sur la non-prolifération. Les frappes contre les installations
militaires américaines d’Aïn Al-Assad poussent la logique plus loin, selon le
chercheur : « La République islamique a fait une nouvelle
démonstration de force mais, cette fois-ci, en son nom propre. Il n’est plus
question de se cacher derrière des alliés régionaux. L’attaque incarne l’aboutissement
de plus de trois décennies d’efforts en matière de missiles. »
C’est bien, toutefois, la dissémination des missiles
auprès de groupes non étatiques alignés sur Téhéran, comme les milices chiites
qui tiennent le haut du pavé en Irak ou le puissant Hezbollah au Liban, voire
aux houthistes au Yémen, qui inquiète les adversaires de la République
islamique. « Les Iraniens parviennent désormais à assurer une partie de
la production des projectiles en dehors de leurs frontières directement par le
Hezbollah, au Liban », s’alarmait, à l’automne 2019, un responsable
israélien de passage à Paris : « Concernant certains modèles,
seuls les systèmes de guidage, dont le déplacement est beaucoup plus discret
que les missiles eux-mêmes, doivent être fabriqués en Iran, mais, à ce rythme,
cela pourrait bientôt ne plus être le cas. »
L’arsenal de missiles iraniens, pensé comme une
alternative à une aviation militaire dont la République islamique s’est trouvée
privée, s’est mué en menace transfrontalière dans une région sous tension
depuis la sortie des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien de 2015.
Allan Kaval
Le Monde, 28 janvier 2020