Farouk Mardam Bey
Le grand entretien du mois
Né à Damas en 1944, Farouk Mardam Bey fait des études
de droit avant de poursuivre en sciences politiques à Paris. Il devient
bibliothécaire à l’Institut national des langues et civilisations orientales
(Inalco), avant de diriger la bibliothèque de l’Institut du monde arabe (IMA),
où il est également conseiller culturel. C’est en 1995 qu’il devient directeur
des éditions Sindbad, lors de leur rachat par Actes Sud.Il est l’auteur de
plusieurs essais sur le Maghreb et le Proche-Orient, comme « Jérusalem : le
sacré et le politique » (Babel, Actes Sud, 2000), ou « Être arabe » (Actes Sud,
2005), et d’une « Anthologie de la poésie arabe contemporaine » (Actes Sud,
2007). En octobre 2019, deux de ses ouvrages sont réédités chez Actes Sud, «
Traité du pois chiche » (avec Robert Bistolfi, 1998) et « La cuisine de Zyriâb
» (illustré par Odile Alliet, 1999).
Le parcours riche de ce grand connaisseur de la
culture et de la littérature arabes lui permet d’aborder les problématiques
culturelles de la région avec une certaine hauteur, qui ne se départit jamais
d’un goût prononcé pour la précision, la modération et la tempérance. Rencontre
avec un humaniste, qui offre au lectorat francophone la possibilité de
découvrir des auteurs arabes contemporains.
Quel est votre premier souvenir de lecture ?
Jusqu’à mes dix ans, toutes mes lectures étaient en
arabe, essentiellement les albums et les livres de l’écrivain égyptien Kamel
al-Kilani, aux éditions de Dar al-Maaref du Caire. Parmi ces publications, je
me souviens surtout de la série destinée aux enfants de 10 à 14 ans, qui
consistait en des adaptations de la littérature mondiale, du Roi Lear et La
Tempête de Shakespeare à Robinson Crusoé et Les Voyages de Gulliver, en passant
par Les Contes des Mille et Une Nuits. La même maison d’édition a commencé à
publier en 1952 un magazine pour la jeunesse qui a bénéficié d’une large
diffusion à travers le monde arabe. Ma mère m’y a abonné dès le premier numéro.
Il s’intitulait, comme par hasard… Sindbad.
Avant d’intégrer le monde de l’édition, quelles ont
été vos fonctions au sein de l’Inalco puis de l’IMA ?
J’ai été bibliothécaire à l’Inalco, chargé des
acquisitions des monographies et des périodiques en langue arabe. Cela a duré
de 1972 à 1986, et m’a permis d’avoir une bonne connaissance des milieux de
l’édition dans le monde arabe et de côtoyer les chercheurs dans le domaine des
études arabes et islamiques. En 1981, j’ai contribué à la fondation de la Revue
d’études palestiniennes, et j’en suis resté l’un des principaux animateurs,
jusqu’à sa disparition en 2008. À l’IMA, entre 1989 et 2008, j’ai été
conseiller culturel et pendant quatre ans directeur de la bibliothèque.
Pourquoi et comment êtes-vous entré chez Actes Sud ?
Actes Sud a lancé en 1992 une collection « Mondes
arabes », que dirigeait mon ami Yves Gonzalez-Quijano. Je l’ai relayé deux ans
plus tard et, en 1995, le patron d’Actes Sud, Hubert Nyssen, m’a chargé de
diriger aussi les éditions Sindbad qu’il venait de racheter après la mort de
leur fondateur, Pierre Bernard. Je connaissais bien les publications de cette
petite mais valeureuse maison d’édition, créée en 1972, et qui avait fait paraître
jusqu’alors un peu plus de 160 titres, dont des traductions de la littérature
arabe classique et contemporaine. En plus, nous avions été, Pierre Bernard et
moi, co-commissaires du Salon euro-arabe du livre organisé par l’IMA et par
Sindbad de 1990 à 1995. Et c’est ainsi qu’on a pensé à moi pour la direction de
ce nouveau département d’Actes Sud.
En quoi consiste précisément votre rôle de directeur
des éditions Sindbad ?
Il fallait d’abord que je poursuive le travail de
Pierre Bernard en enrichissant les principales séries qu’il avait lancées : «
Les Classiques »,« Les Littératures contemporaines », « Hommes et sociétés », «
La Bibliothèque persane », « La Bibliothèque de l’islam », « L’Actuel »… Et il
me tenait à cœur d’en créer de nouvelles, ce qui a été fait avec « La
Bibliothèque turque », portant exclusivement sur la littérature ottomane, et «
L’Orient gourmand ». Avec le temps, c’est la littérature arabe traduite qui a
prévalu sur tout le reste, avec huit ou neuf romans chaque année, un ou deux
recueils de poèmes et un ou deux textes classiques. Diriger Sindbad, c’est à la
fois choisir les livres à traduire, ainsi que les traducteurs appropriés, et
suivre de près le processus d’édition depuis la signature des contrats jusqu’à
la mise en vente. Je contribue ensuite assez activement, autant par obligation
professionnelle que par engagement personnel, à la promotion médiatique et
commerciale de ces livres.
Comment s’effectue le choix des auteurs que vous
sélectionnez ?
Il y a toujours, surtout dans le domaine classique,
des œuvres que je considère comme indispensables : des anthologies d’une époque
ou d’un grand poète et des écrits en prose qui n’ont pas encore été traduits en
français ou qui méritent une nouvelle traduction. Le choix est bien plus
difficile en littérature contemporaine. D’abord, évidemment, en raison d’une
production éditoriale de plus en plus abondante, et qui malheureusement ne
suscite pas l’intérêt des éditeurs français ; ensuite, à cause de mon souci
d’un minimum d’équilibre entre les différents pays arabes ; enfin, du fait du
partage obligé des huit ou neuf romans que je suis en mesure d’éditer chaque
année entre les « anciens », qui figurent déjà sur notre catalogue et dont je
suis fidèlement les publications, et les nouveaux. Pour choisir parmi ces
derniers, je me réfère à la réception de la critique et du public dans le monde
arabe, ainsi qu’aux conseils de lecteurs de confiance. Et forcément, après lecture,
à mes préférences personnelles. En poésie, étant donné que je ne peux éditer
qu’un nombre très limité de titres, ma démarche consiste à constituer une
bibliothèque des œuvres reconnues unanimement comme les plus marquantes.
La traduction d’un ouvrage est-elle l’ultime preuve de
sa valeur littéraire et esthétique ?
Certainement pas, même si la plupart des auteurs
arabes, et pas seulement arabes, le pensent ! La traduction de leurs œuvres,
autant que leur distinction par des prix prestigieux, leur donne une plus
grande visibilité et leur apporte parfois des droits d’auteurs substantiels,
mais seuls les chefs-d’œuvre résistent à l’épreuve du temps, et ils sont très
rares dans toutes les langues.
Quel bilan dressez-vous du mouvement de traduction de
l’arabe en français ?
Sur le plan quantitatif d’abord, la France occupe la
première place dans le monde, avec près de 10 % des traductions. Cependant, les
traductions de l’arabe se situent, bon an mal an, entre 0,6 et 0,9 % de
l’ensemble des traductions vers le français. Les traductions littéraires
dépassent nettement toutes les autres réunies, et près de la moitié d’entre
elles sont publiées chez Actes Sud.
Il va sans dire que beaucoup de livres qui méritaient
d’être traduits ne l’ont pas été. Sans doute aussi certains des livres traduits
ne le méritaient-ils pas. Je pense quand même que le lecteur français et
francophone, grâce aux centaines de titres publiés depuis le lancement du
mouvement de traduction au début des années 1970, dispose d’échantillons très représentatifs
de la production littéraire arabe, classique et contemporaine, en vers et en
prose.
Auteur de plusieurs ouvrages, vous rééditez en octobre
2019 le « Traité du pois chiche » et « La Cuisine de Ziryâb ». En quoi ces deux
textes mettent-ils en valeur une dimension déterminante du monde arabe ?
L’alimentation est un aspect fondamental de la
civilisation matérielle. Dans La Cuisine de Ziryâb, j’ai cherché à le dire sous
la forme assez plaisante de « propos de table ». Dans le Traité du pois chiche,
j’ai voulu, avec Robert Bistolfi, montrer, avec le sourire, qu’une modeste
légumineuse peut nous informer sur bien des activités et des mentalités
humaines. Ces deux livres n’avaient pas d’autres prétentions. Il existe dans le
monde arabe un nombre considérable de livres de recettes culinaires, parfois de
grande qualité, mais l’histoire de l’alimentation, de la cuisine et de la
gastronomie demeure en friche.
Quelle est la place et la spécificité de la
littérature arabe au sein de la littérature contemporaine internationale ?
Il faut reconnaître que très peu d’écrivains arabes
ont acquis une renommée mondiale plus ou moins durable : Naguib Mahfouz, grâce
au prix Nobel, Adonis, Mahmoud Darwiche… Qui d’autre, même si l’on ne manque
pas d’auteurs de grand talent, et même s’il arrive à certains d’entre eux
d’être traduits dans plusieurs langues étrangères ? C’est qu’on continue
généralement à les lire, quelle que soit leur diversité thématique et leur
excellence proprement littéraire, comme les témoins d’un continent en pleins
bouleversements politiques et sociaux, et non comme des poètes et des
romanciers.
Comment expliquer le succès de certains auteurs
arabophones traduits auprès du lectorat français et francophone ?
Il est très difficile, voire impossible, d’expliquer
le succès commercial de tel roman et pas de tel autre, parfois d’un même
auteur. On croit connaître leurs ingrédients mais leur combinaison relève d’une
obscure alchimie ! Il me semble a priori que les lecteurs français ne veulent
pas qu’on leur revende leur propre marchandise. Ce qu’ils recherchent dans un
roman arabe traduit, c’est un peu de dépaysement, mais pas trop sinon ils s’y
perdent. Or si cette condition d’équilibre entre le local et l’universel qu’on
nous répète depuis des lustres est nécessaire pour réussir en librairie, je
constate chaque jour qu’elle n’est pas suffisante…
Existe-t-il un déclin de l’intérêt pour la littérature
arabe traduite ?
Oui, incontestablement. La littérature étrangère en
général se vend moins bien en ce moment, mais cela est particulièrement le cas
de la littérature arabe. Le monde arabe est massivement présent dans les moyens
de communication, et sous l’aspect le moins attrayant : tyrannie, jihadisme,
haines confessionnelles, discrimination de toutes sortes, corruption… Non
seulement les gens ne comprennent rien à ce qui s’y passe, ils n’ont pas ou
plus envie de comprendre, se contentant d’un certain nombre d’idées reçues.
Les auteurs arabes appréciés dans le monde francophone
le sont-ils également dans leurs pays d’origine ?
C’est souvent le cas mais pas toujours. Il arrive que
des auteurs, parce qu’ils sont mieux diffusés et médiatisés en France que dans
leur pays, et parce que le lectorat français est bien plus large, se vendent
plus en français qu’en arabe. Pour ce qui est d’Actes Sud, Sindbad en
particulier, la question ne se pose pas. Comme je l’ai déjà dit, mon principal
critère de sélection d’une œuvre est sa réception par la critique et par le
public dans le monde arabe. Mais je peux inverser votre question et répondre
que certains textes très appréciés localement perdraient beaucoup de leur
attrait s’ils étaient traduits en français.
Quelle est la place de la lecture dans le monde arabe
?
On ne peut se fier à ce propos aux chiffres publiés
par les diverses institutions régionales car ils varient, tous pays et toutes
catégories sociales réunis, entre 6 minutes et 35 heures de lecture par an ! Il
est cependant certain que le monde arabe, avec ses 400 millions d’habitants,
est la région du monde où on lit le moins.
Cela n’est évidemment pas étranger à l’état déplorable
de l’édition et au manque flagrant de librairies.
Il est rare que le tirage d’un livre de culture
générale ou de littérature dépasse les 2 000 exemplaires, et les éditeurs sont
devenus des marchands ambulants qui font le tour des Salons du livre pour
vendre leurs publications.
Quelles lectures récentes vous ont bouleversé ?
La relecture des poèmes du Péruvien Cesar Vallejo,
dans la traduction de François Maspero, et la lecture de Mamlakat Adam (Le Royaume
d’Adam) du poète jordanien Amjad Nasser.
Comment se porte la lecture en français dans les pays
arabes ? Et comment ressentez-vous le lectorat libanais francophone, lors de
vos visites régulières au Salon du livre de Beyrouth ?
Malgré le recul constant de la francophonie, l’édition
maghrébine et libanaise en français résiste courageusement. Au Maroc, par
exemple, elle a produit l’année dernière un peu plus de 16 % des livres et 11 %
des périodiques. Les lecteurs exclusivement francophones appartiennent dans
leur grande majorité aux catégories sociales aisées, ayant des habitudes
culturelles occidentales, qui lisent donc et, surtout, qui achètent des livres.
S’agissant du Salon du livre francophone de Beyrouth, on est toujours
agréablement surpris aussi bien par le nombre et la bonne tenue des maisons
d’édition locales que par l’affluence du public, et cela dans un pays de quatre
millions d’habitants. Il n’est pas indifférent – je le dis en toute sincérité –
que L’Orient-Le Jour soit de loin le meilleur journal du pays, ou que L’Orient
littéraire rivalise brillamment avec les suppléments des grands quotidiens
français.
Quelles ont été vos premières impressions lorsque les
manifestations populaires ont commencé, au Liban, le 17 octobre dernier ? Au
fur et à mesure qu’elles prenaient de l’ampleur, comment les avez-vous
envisagées ?
La surprise, d’abord, non de voir les Libanais se
révolter, ils ont tant de raisons économiques, politiques et sociales de le
faire, mais par l’extension soudaine de la révolte à tout le pays. Ensuite,
jour après jour, le bonheur d’assister enfin à la fusion des forces vives du
Liban, au-delà des frontières confessionnelles, en une seule communauté, une
communauté nationale, un peuple.
Ces centaines de milliers de manifestants ne contestent
pas, ou pas uniquement, la « classe politique », comme le laisse penser le
slogan « Tous, cela veut dire tous », mais le système de domination
oligarchique dans son ensemble, qui combine capitalisme sauvage,
communautarisme, patrimonialisme, patriarcat, abandon des services publics aux
intérêts privés... À quoi s’ajoute, évidemment, depuis au moins une quinzaine
d’années, la prise en otage de tous les Libanais par le Hezbollah, assujetti à
l’Iran.
Le Liban semble donc être à un tournant décisif de son
histoire. Selon vous, que nous est-il permis de craindre... et d’espérer ?
Toute révolution s’ouvre forcément sur l’inconnu, on
le sait depuis la révolution française, et son destin n’est écrit nulle part.
Ce qu’on peut craindre pour le moment, en premier lieu, c’est la réussite de la
manœuvre qui consiste à soulever le vieux Liban contre le nouveau en gestation,
à opposer une « rue » à une autre, à ressusciter l’ancien clivage entre le 8 et
le 14 Mars… Par ailleurs, les divergences stratégiques ou tactiques sont
inévitables au sein d’un mouvement populaire aussi large, d’autant plus qu’il
est spontané, décentralisé et qu’aucun groupe politique ne peut prétendre le
diriger ou le représenter.
Le pouvoir en place ne manquera pas d’en tirer profit.
Toujours est-il que les classes et les catégories sociales ayant intérêt au
changement ont creusé leur sillon. L’une des raisons d’espérer est le profond
désir qui les anime – et qui ne peut plus être durablement réprimé – d’une
République démocratique, laïque et sociale.
Cet élan démocratique s’inscrit-il dans une tendance
plus générale du monde arabe ?
Cela est évident, malgré toutes les différences que
nous connaissons bien entre les pays arabes quant à leurs expériences
historiques, leurs structures sociales et leurs régimes politiques. Les
peuples, partout, n’en peuvent plus.
Au chômage massif, à la précarité, au pillage
systématique des richesses nationales, s’ajoute, selon les pays, la
privatisation de l’État par un clan familial, une clique de généraux ou une
oligarchie financière, avec dans la plupart des cas une féroce répression des
opposants.
Le soulèvement libanais a ses caractéristiques propres
mais, on le voit bien, les manifestants sont tout à fait conscients qu’ils
participent d’un mouvement général, que leurs revendications s’apparentent dans
une large mesure à celles des autres, qu’il s’agisse en ce moment des Irakiens
ou des Algériens, en proie comme eux à des pouvoirs prédateurs."
L’Orient-Le Jour, 2 décembre 2019