La crise qui oppose la Russie à laTurquie,
depuis que des avions de chasse turcs ont abattu un
bombardier russe près de la frontière syrienne, a franchi une
nouvelle étape, mercredi 2 décembre. Le vice-ministre de la défense russe,
Anatoli Antonov, a accusé « le président Erdogan et sa famille »
de profiter de la contrebande de pétrole à
laquelle se livre l’organisation djihadiste Etat
islamique (EI) enSyrie. Petit tour d’horizon de ce que l’on sait, ou
pas, sur la production de pétrole par l’EI et ses destinations.
- Quelle est l’étendue des champs de pétrole contrôlés par l’EI ?
L’organisation contrôlerait 60 % de la production
pétrolière en Syrie et 10 % en Irak. Il y a eu un pic de la production
pour l’EI en 2014, celle-ci étant alors estimée entre 70 000 et
100 000 barils par jour (en Irak et en Syrie) par certains experts.
Depuis, cette production a fortement baissé.
« La déplétion rapide des champs syriens, qui
sont très anciens, en est la première cause », explique Olivier Appert,
spécialiste de l’énergie et ex-président de l’Institut français du pétrole
Energies nouvelle (IFPEN). « C’est très difficile à estimer , mais
cette production ne doit plus dépasser 20 000 barils par jour »,
complète Pierre Terzian, directeur de la revue Pétrostratégies.
Le Financial Times parlait de 35 000 à 40 000
barils avant les frappes post-attentats de Paris, à la mi-novembre.
En Syrie, l’EI contrôlait récemment 253 puits (dont 161 en activité) grâce à
275 ingénieurs et 1 107 ouvriers, selon un rapport du « ministère des finances » du
groupe djihadiste consulté par l’agence Associated Press (AP).
- Comment l’EI gère-t-il ces puits de pétrole ?
Dès la proclamation du « califat » fin
juin 2014, le calife autoproclamé et chef de l’EI, Abou Bakr Al-Baghdadi,
avait invité les croyants à lerejoindre, mais aussi tous ceux qui pouvaient renforcer l’EI, notamment les
ingénieurs pétroliers capables de reprendre en main un secteur déstructuré par
la guerre et de créer l’équivalent d’une véritable compagnie pétrolière.
Sur Internet, ses recruteurs sont allés jusqu’à démarcher
des spécialistes aux compétences acquises en Syrie, en Irak et dans les
pétromonarchies du golfe Arabo-Persique en leur promettant des salaires
alléchants. Des équipements venus de Turquie ont également permis aux
djihadistes de poursuivre la production, ont indiqué des officiels américains.
Les dirigeants de l’EI ont une gestion centralisée et
très rigoureuse du pétrole : chaque cargaison vendue est comptabilisée
dans une base de données. Cette activité est sévèrement encadrée sur le terrain
par des techniciens partageant l’idéologie du groupe.
- Combien le pétrole rapporte-t-il à l’EI ?
Le pétrole est l’une des principales sources de
financement de l’organisation, avec le tribut imposé aux populations soumises
et les trafics en tous genres (œuvres d’art, médicaments, cigarettes, etc.).
L’or noir rapporterait 1,5 million de dollars
(1,4 million d’euros) par jour à l’EI, selon une enquête du Financial Times publiée
le 14 octobre, soit 500 millions de dollars par an. Et un bon tiers
de ses revenus, indiquent plusieurs sources.
« Ce pétrole est vendu avec un fort rabais », nuance Olivier Appert. En
juin 2014, le prix du baril dépassait 100 dollars. Il est tombé à
50 dollars et celui qu’écoule le groupe terroriste se monnaye de 20 à
30 dollars, parfois moins quand le brut est de piètre qualité.
Lire aussi Finances de l’EI : la guerre secrète
- À qui ce pétrole est-il vendu ?
Le pétrole contrôlé par l’EI est vendu en Syrie,
exporté en contrebande ou consommé sur place pour alimenter l’effort de guerre
et la vie économique. « Une grande partie du pétrole est consommée sur
place », indique à ce propos Pierre Terzian.
Les djihadistes ont racheté des raffineries
existantes, monté de petites raffineries artisanales (parfois mobiles) pour extraire
divers produits du pétrole brut, notamment les moins sophistiqués comme le
gazole nécessaire aux militaires ou le mazout pour les groupes électrogènes.
« La capacité d’exportation de pétrole brut de
l’EI s’est considérablement réduite. Elle semble se limiter dorénavant à des
transactions menées avec le régime syrien dans la région de Deir ez-Zor », estime Patrick Osgood, expert à
l’Iraq Oil Report.
Les négociants qui achètent à l’EI peuvent doubler ou tripler
leur mise en revendant le pétrole à de petites raffineries locales ou à des
intermédiaires qui le chargent sur des véhicules plus petits pour aller le revendre
dans les zones rebelles de Syrie non contrôlées par l’EI.
Il n’est pas rare que des rebelles syriens combattant
l’EI lui achètent du pétrole, incapables de se fournir ailleurs, reconnaît un
commandant rebelle de la région d’Alep, cité par le Financial Times.
Une petite partie du pétrole serait aussi acheminée
vers la Turquie, parfois dans des jerricans, à dos de mulets. Une contrebande
qu’Ankara a toujours démentie. La frontière irako-syro-turque est depuis
longtemps le paradis des trafiquants de tout poil. « Dans les années
1990, à l’époque du programme de l’ONU “pétrole contre nourriture”, il y
avait déjà de la vente de pétrole. Daech [acronyme arabe de l’EI] a
réactivé le système », constate Pierre Terzian. La Turquie
fermait les yeux, quand elle n’encourageait pas le trafic des armes.
Jean-Michel Bezat
Le Monde, 3 décembre 2015
Nota de Jean Corcos :
Cet article date de la fin de l'année dernière, mais il conserve de
son actualité en ce mois d'avril, malgré l'évolution sur le terrain : certes,
les frappes russes et occidentales, d'une part, les succès de l'armée syrienne
régulière, d'autre part, ont affaibli le Daech qui a du évacuer Palmyre.
Cependant il conserve encore le contrôle de puits de pétrole, même si - et cela
est bien démontré ici - il ne fallait pas en exagérer l'importance des revenus tirés
par l'Etat Islamique.