Le nouveau djihad mondial ringardise
Ben Laden
Le
siècle nouveau aura finalement commencé après l’épuisement des printemps
arabes. La loi des mauvaises séries est une constante orientale, la diagonale
de l’inquiétude. Et dire qu’on a cru que ce serait le bug de l’an 2000 qui
détraquera les fondements de la mondialisation avant que l’effondrement des
tours du World Trade Center ne précipite en une journée et quatre avions de
ligne le “monde libre” contre “l’axe du mal”. Déjà, un siècle révolu. C’était
l’époque des diatribes idéologiques, entre nouveaux croisés des temps modernes
et théoriciens de la “guerre préventive” la rêvant “propre”. C’était le monde
ancien où les loups solitaires n’existaient pas et les attentats sporadiques,
conjoncturels, auteurs amateurs aux revendications autoproclamées, incertaines.
C’était encore l’histoire des grottes obscures de Tora Bora pilonnées par des
drones qu’on suivait comme une sitcom sur LCI, via l’écran Blu-ray qui illumine
le salon cosy de l’européen serein. C’était enfin le temps de dictateurs et
leaders charismatiques dont nos services secrets connaissaient les moindres
faits et gestes autant que les manies et les folies, autorisant les coups
d’éclat et d’Etat au gré des humeurs des chancelleries occidentales.
Al
Qaïda n’était alors qu’une nébuleuse centralisatrice, bourbonienne, où reclus
et pourchassés, Oussama Ben Laden, Ayman al-Zawahiri et Khalil cheikh Mohamed
n’étaient que fantasme d’un panarabisme islamique de l’Andalousie à Sanaa,
califat désarticulé, enfant illégitime mais revendicatif des terres wahhabites.
Tentatives de construction tous azimuts d’un salafisme plus antioccidental que
clérical. Le Saladin d’Al Jazeera offrait alors les franchises et distribuait
les labels au gré des allégeances de fortune et des Zarkaoui qui rivalisaient
du sabre. Pendant ce temps, les ennemis de nos ennemis devenaient des amis de
circonstance et les alliances contre-nature se nouaient. La roche tarpéienne
n’est jamais loin du Capitole et la manne des monarchies pétrolières ne pouvait
être éludée. Le Qatar était de tous les tapis rouges, du Camp des Loges aux
palaces parisiens ; l’Arabie Saoudite cherchait son retour en grâce à grands
renforts d’importations et d’achats compulsifs et l’Iran se réfugiait dans les
invectives et provocations délirantes d’Ahmadinejad, avant qu’on appelle en
renfort les pompiers du dimanche qui montaient d’une marche au podium de la
crédibilité internationale, la Turquie d’Erdogan et Omar Suleyman, patrons des
renseignements égyptiens. Al Qaïda demeurait une armée impalpable et on peinait
à imaginer comment AQMI, l’AQPA et des groupuscules pachtounes des montagnes
afghanes pourraient parvenir à se ressembler, rêver d’expansionnisme religieux
et troubler un ordre mondial déjà désarçonné. On se satisfaisait d’un ennemi
introuvable et sa quête désespérée suffisait à rassurer les foules…
Aujourd’hui,
Al Qaïda appartient à un passé ringardisé. Un islamisme has been qui n’a pas
convaincu les foules ni les fous d’Allah. L’équivalent du Mollah Omar sera
dorénavant sur un quad ultramoderne ou un pick-up surarmé et non pas une
mobylette. Là où l’organisation était fermée et sclérosée, le nouveau djihad
mondial s’affirme, capte les assidus et monopolise les ondes, décapite et joue
du missile sol-air avec la facilité déconcertante d’une armée rompue aux
exercices. Al Qaïda se contentait d’une dizaine d’individualités pour des
opérations de grande envergure, mais le nouveau djihad recrute et réinjecte des
mercenaires qui ne demandent qu’à repartir aux combats et assassinats en zone
urbaine. Ce sont nos codes médiatiques et culturels qui sont ciblés,
monopolisés. Hier, c’étaient la cassette-vidéo de Ben Laden qui se trimbalait
de porteur en messager, le message audio de Saddam Hussein ou le petit livre
vert de Kadhafi agité devant des populations hébétées ; aujourd’hui des
liens vers des sites spécialisés et une diffusion exponentielle sur la toile.
Algorithme des réseaux de la peur. Des mille-et-une nuits aux cent-mille vues,
le pari de rassembler et faire encore plus terrible le lendemain est réussi. Le
Moyen-Orient s’enflamme et l’occident est menacé, autant de l’intérieur que des
appels extérieurs. Vigipirate dans les rues et dans les têtes au bord de
l’alerte rouge. À l’individualisme libéral répondra la décapitation ou
l’enlèvement systémique, et à l’éducation moderne se substituera la charia. Le
Moyen-Orient est désormais le making-of permanent de groupes terroristes qui
s’affichent sur youtube et multiplient les likes et les abonnés sur les réseaux
sociaux. Désormais, le monde arabo-musulman bruisse ou tremble de l’équation
tant redoutée aux multiples inconnus : Jihad régional donc menace globale.
On croyait appliquer la parabole d’Abdelwahab Meddeb et que l’Islam se libérerait de
l’islamisme mais la sunna se déchaîne sur l’Internet et inonde les réseaux
sociaux. Islam instagram, islamisme mainstream.
Regarder
les certitudes tomber, voir Bagdad s’effondrer et Damas s’embraser, l’enfer est
désormais pavé de djihadistes quand les néoconservateurs de la Maison blanche
avaient rêvé que tous les chemins mènent à Rome. Coalition contre Etats
souverains, des guerres pouvaient encore s’organiser par résolutions, l’ONU
pouvait valider des mandats et les services de sécurité se mobiliser. Mais
lorsqu’une opposition syrienne fantôme se rêve Armée Syrienne Libre et que le
Tigre et l’Euphrate libèrent Daesh, rien ne va plus. Un groupuscule est par
nature incontrôlable. Les brigades de Jabhat Al-Nosra défient Al-Assad et
figent l’Europe pendant que l’armée de l’Etat Islamique en Irak et au Levant
accaparent l’or noir et menacent ouvertement le Vieux continent. De part et
d’autre, c’est la dar al-harb, ce messianisme du chaos qui menace et s’enlise
durablement dans les esprits et les guérillas de rue jusqu’aux territoires des
incroyants… Hier concurrentes, demain conjointes ? D’un duel assumé au duo
recherché, les organisations Daesh et Jabhat Al-Nosra sont appelées à
fusionner. Il y a un an, l’annonce de la création d’un Etat islamique en Irak
avait jeté un froid parmi les cadres d’Al-Qaïda, préférant l’émirat du syrien
Al-Joulani au califat de l’irakien Al-Baghdadi. Sur fond de dissensions
politiques, les rebelles ont alors recherché activement à asseoir leur légitimité
tout en multipliant les attentats autant que les appels aux financements et
sympathisants extérieurs. L’union des deux groupes est désormais enclenchée et
la confusion peut davantage s’orchestrer. Il lui faudra une nouvelle
cible : le Liban ? La Jordanie ? Goethe écrivait que
« l’avantage du désordre, c’est qu’il se transforme en ordre, tôt ou
tard ». C’est évidemment le pire à craindre.
Jérémie Boulay
"Causeur", le 3
octobre 2014