Le califat abbasside de Bagdad, dans sa plus grande étendue
Près de trois ans après le départ
des troupes américaines, l’Irak est plus que jamais menacé d’implosion. L’Etat
islamique en Irak et au Levant a déjà, du moins symboliquement,
effacé la frontière avec la Syrie.
L’histoire ne se répète pas. Elle se venge dans
l’ancienne Mésopotamie. L’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), un
mouvement sunnite dérivé d’Al Qaida qui s’est emparé le 10 juin de
Mossoul, une ville de 2 millions d’habitants au nord de l’Irak, puis d’une
série de villes en se rapprochant de Bagdad, s’est fixé comme objectif de
rétablir un califat, à cheval entre l’Irak et la Syrie, et d’instaurer la
charia sur un territoire allant de la Méditerranée à la frontière iranienne.
Du moins dans un premier temps. Car, comme le fait
remarquer Myriam Benraad, responsable du programme Moyen-Orient et Afrique du
Nord du think tank European Council on Foreign Relations( ECFR), un califat
calqué sur celui des Omeyyades (661-750) a vocation à établir son contrôle
politique sur l’ensemble du monde musulman. « Ce qui, en d’autres
termes, signifie se débarrasser des chiites » (l’autre branche de
l’islam majoritaire en Irak et rivale des sunnites).
La première conséquence de cette avancée foudroyante
est – symboliquement du moins – d’effacer les frontières tracées par
les puissances coloniales, française et britannique, après la Première Guerre
mondiale. Deux puissances qui se partageaient les « dépouilles » de
l’Empire ottoman en obtenant un mandat pour le Royaume-Uni sur l’Irak et la
Palestine, et un autre pour la France sur la Syrie et le Liban.
L’EIIL, « daech » selon l’acronyme en arabe, est en
fait né en 2006 en Irak, en pleine occupation américaine, en fédérant différents
groupes djihadistes et des tribus sunnites. L’organisation s’est lancée ensuite
en Syrie où elle se heurte actuellement à de fortes résistances, notamment de
groupes sunnites rivaux comme le Front Al Nosra, mais aussi aux forces de
Bachar Al Assad soutenues par le Hezbollah libanais.
A ce jour, l’EIIL, qui a ajouté à son nom initial
« Levant » (pour Grande Syrie), regroupe quelques milliers de
combattants (environ 6.000 en Irak et de 3.000 à 5.000 en Syrie, dont plusieurs
milliers d’étrangers, notamment des Français). Il exerce son contrôle – ou
du moins s’est implanté – sur des zones allant de Falloujah à Mossoul, en
s’enfonçant jusqu’à Alep en Syrie. Et cette présence pourrait ne pas être
qu’éphémère, en dépit de vraisemblables réactions de la population aux
terribles exactions commises par le groupe dirigé depuis 2010 par le très
discret Abu Bakr Al Bagdadi. Pour Myriam Benraad, leur présence n’a d’ailleurs
pas commencé cette année mais remonte à 2006, dans la province sunnite
d’Al Anbar. Certes, l’Etat islamique est considéré comme un mouvement
terroriste par Bagdad, Washington et presque toutes les capitales du globe.
Mais il parvient à monopoliser la contrebande pétrolière et à prélever des
impôts sur les populations locales. Il a aussi largement bénéficié de la
réaction des populations sunnites, excédées par la politique d’exclusion menée
à leur égard par le gouvernement du Premier ministre chiite Nouri
Al Maliki.
Près de trois ans après le retrait des dernières
troupes américaines d’Irak, il s’agit là d’une autre vengeance de l’histoire.
Contre les ambitions américaines, celles-là. Après la chute en 2003 de Saddam
Hussein qui s’appuyait sur la minorité sunnite dont il était issu, les
autorités d’occupation américaines ont misé sur les chiites, majoritaires, et
les Kurdes au nord, avec comme idée que ces deux communautés avaient été
victimes de la minorité sunnite et du régime dictatorial. Ces deux communautés,
selon Myriam Benraad, devaient être les garants de la démocratie aux yeux des
Américains. En lançant ses troupes à l’assaut de l’Irak, sous le faux prétexte
de la présence d’armes de destruction massive, George W. Bush proclamait
vouloir y établir une démocratie exemplaire pour le reste du Moyen-Orient. Dans
leur aveuglement, les Américains ont lancé une politique de « débaasification »
pour chasser de l’administration les membres du parti Baas de Saddam Hussein.
Cette erreur, qui a plongé le pays dans le chaos, n’a pas été la seule.
L’administrateur américain Paul Bremer a par ailleurs dissous en mai 2003
l’armée, dont on retrouve des soldats dans les rangs de l’EIIL. La formation
d’une nouvelle armée irakienne a été un autre échec. Elle est aujourd’hui
incapable de maintenir ses positions devant l’avancée des combattants
islamistes, abandonnant des armements dans sa fuite, comme à Mossoul.
Aujourd’hui, l’Irak est plus que jamais menacé
d’implosion. Au nord, les Kurdes (environ 7 millions sur 36 millions
d’Irakiens) ont poursuivi leur marche vers plus d’autonomie. A peine Mossoul
tombé, les peshmergas, les milices kurdes, se sont emparés de Kirkouk sans coup
férir, marquant leur territoire dans cette ville que se disputent la Région
autonome kurde et Bagdad.
Et l’histoire n’est pas terminée. Comme ce fut le cas
sous l’occupation américaine, l’Irak est menacé aujourd’hui d’une guerre
civile. Le grand ayatollah chiite Ali Sistani a appelé les Irakiens à prendre
les armes pour résister à l’offensive des milices sunnites. L’ultime vengeance
de l’histoire est de faire de l’Iran chiite un allié désormais objectif des
Etats-Unis face à la montée des périls sunnites. Certes, il ne peut
– encore – s’agir que d’un rapprochement de façade. Mais les
Etats-Unis ont déjà, grâce à George W. Bush et à sa guerre en Irak,
supprimé le pire ennemi de l’Iran – Saddam Hussein. L’offensive de l’Etat
islamique marque en tout cas la fin d’une forme de nationalisme arabe et
le grand retour de la Fitna, la guerre au sein de l’islam…
Jacques Hubert-Rodier
Editorialiste de politique
internationale aux « Echos »
18 juin 2014