Bien qu’ils n’aient pas subi les persécutions et l’extermination de masse comme en Europe, les Juifs des pays arabo-musulmans ont été contraints à l’exode. Les interprétations divergent sur la nature de leur cohabitation avec les musulmans, mais l’inéluctabilité de leur départ fait l’unanimité.
Pour les tenants d’une vision lénifiante et idyllique, les Juifs des pays arabo-musulmans auraient vécu une sorte de paradis pour minoritaires sous la protection de seigneurs musulmans. S’il est vrai que la vie des Juifs en terre d’islam n’est pas comparable à celle des Juifs d’Europe orientale, cette vision cherche à projeter une image contraire à la réalité. Cette thèse idyllique est d’ailleurs reprise politiquement par les promoteurs de l’Etat binational en Israël. A l’opposé, les tenants d’une vision noire se focalisent sur la notion de dhimmi (protégé). Ce statut juridique de minoritaires en terre d’islam assujettit les Juifs (et les chrétiens) à des contraintes fiscales, vestimentaires et sociales. Il constituerait donc le fondement d’un cadre de vie humiliant et infernal que les Juifs subissent indéfiniment. Dans cette perspective, l’exode des Juifs des pays arabes n’est que l’épilogue logique de plus de mille ans d’humiliations et de persécutions. Cette thèse est exploitée politiquement pour affirmer que la paix entre Juifs et Arabes est impossible.
« Trop longtemps, l’idéologie l’a emporté sur le désir de savoir », regrette Annie Dayan-Rosenman, professeur de littérature à l’Université de Paris VII. « Le conflit israélo-palestinien et la mémoire des Juifs des pays arabes sont pris en permanence dans un système d’écho. Cette mémoire est convoquée dans le cadre d’options politiques, tant celle de la coexistence idyllique que celle de l’enfer de la “dhimmitude”. Par ailleurs, ce qui se joue aujourd’hui entre Israéliens et Palestiniens permet à certains de noircir la mémoire du passé juif en terre d’islam », ajoute-t-elle.
La « dhimmitude » en question
Si tout le monde reconnaît que le statut juridique organisant la protection et la ségrégation des Juifs n’assure en rien l’égalité des droits entre protégés et musulmans, il suscite encore de vives polémiques quant à son application. Pour Michel Abitbol, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem, « cette façon de réifier l’histoire en créant des néologismes comme “dhimmitude” semble dangereuse, car elle fausse le débat. L’application de cette catégorie juridique n’est pas figée dans le temps ni dans l’espace. Elle peut être appliquée avec souplesse, voire être inexistante à certaines périodes ou certains endroits, et devenir très rigide et contraignante à d’autres ». Il s’agit d’une histoire mouvante avec ses hauts et ses bas. Ainsi, pendant l’âge d’or andalou au 10e siècle, des généraux juifs ont combattu dans les armées arabes, alors que le statut de dhimmi interdisait aux Juifs de monter à cheval et de porter des armes. « Il ne s’agit pas de nier le mépris exprimé par les musulmans à l’égard des Juifs », assure Lucette Valensi, directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHSS, Paris) et spécialiste des Juifs de Tunisie. « Juifs et musulmans coexistent en fait dans un système de demi- mots, où ils se comprennent silencieusement : on sait comment s’adresser aux uns et aux autres et jusqu’où peut aller la confiance, le partage, l’amitié, etc... ». Et de préciser : « Ils évoluent dans une forme de modus vivendi où l’on sait qui est juif et qui est musulman, quels sont les droits et les devoirs de chacun ».
Les tenants de la version noire lisent l’histoire des Juifs du monde arabo-musulman à travers le prisme du conflit israélo-palestinien. « Il faut au contraire laisser ce conflit de côté pour essayer de voir ce qu’était réellement la vie des Juifs dans le monde arabo-musulman avant 1947 », insiste Georges Bensoussan, rédacteur en chef de la Revue d’histoire de la Shoah. Ce n’était pas l’enfer, ni le paradis. « Ils vivent une situation marquée par la crainte, mais beaucoup plus favorable que celle des Juifs d’Ukraine ou de Pologne. On atteint même des périodes de symbiose judéo-arabe. Sans enjoliver le tableau, les Juifs irakiens ont été de loin les Juifs les plus arabisés, à tel point qu’on estime qu’un tiers des romanciers irakiens étaient juifs dans les années 1930 ».
Tout le monde s’accorde au moins sur un point : cette histoire s’est terminée par l’exode massif des Juifs. Les causes du départ ne peuvent être envisagées de manière unilatérale, sous le seul angle de l’oppression arabe. « Elle a certes joué un rôle, mais il y a d’autres raisons plus profondes », relève Georges Bensoussan.« Ce monde des judaïcités arabo-musulmanes a été dissout et érodé par la modernité. Face à l’archaïsme arabo-musulman, il n’y a plus d’autre perspective que de partir. Pour des Juifs qui étaient de plus en plus gagnés par la modernité occidentale, il devient difficile, voire impossible de rester ».
Seule issue : le départ
A l’exception de l’Egypte et de l’Irak, les Juifs n’ont pas été chassés. Ils ont été contraints au départ. « Ils sont partis parce qu’ils ne pouvaient pas rester », reconnaît Annie Dayan-Rosenman. « Il se joue dans le monde arabo-musulman ce qu’Albert Memmi appelle “l’hétérophobie” des jeunes nations. La présence de l’Autre devient de moins en moins envisageable pour ces Etats nés de la décolonisation ». Ce phénomène apparaît indépendamment de la création de l’Etat d’Israël et de l’attrait qu’il peut exercer sur les Juifs des pays arabes.
L’affirmation du nationalisme arabe joue effectivement un rôle déterminant dans l’exode des Juifs. « Ce nationalisme a une forte tonalité religieuse, même sous ses formes les plus laïques comme le Baas. Il ne laisse aucune place aux minorités non musulmanes », indique Lucette Valensi. « Les chrétiens en sont conscients et s’en vont discrètement. Or, ils n’ont jamais créé d’Etat chrétien. Comme l’islam devient religion d’Etat dans le monde arabe, les minorités religieuses se retrouvent en situation de soumission à une période où partout dans le monde, on affirme les droits de l’homme. Ce qui était acceptable au 17e siècle ne l’est plus au 20e siècle. En raison de la mobilité sociale qu’ils connaissent, les Juifs n’admettent plus d’être traités en citoyens de seconde zone. Par conséquent, la seule issue, c’est le départ », observe-t-elle.
L’affirmation du nationalisme arabe joue effectivement un rôle déterminant dans l’exode des Juifs. « Ce nationalisme a une forte tonalité religieuse, même sous ses formes les plus laïques comme le Baas. Il ne laisse aucune place aux minorités non musulmanes », indique Lucette Valensi. « Les chrétiens en sont conscients et s’en vont discrètement. Or, ils n’ont jamais créé d’Etat chrétien. Comme l’islam devient religion d’Etat dans le monde arabe, les minorités religieuses se retrouvent en situation de soumission à une période où partout dans le monde, on affirme les droits de l’homme. Ce qui était acceptable au 17e siècle ne l’est plus au 20e siècle. En raison de la mobilité sociale qu’ils connaissent, les Juifs n’admettent plus d’être traités en citoyens de seconde zone. Par conséquent, la seule issue, c’est le départ », observe-t-elle.
Bien que le passé juif en terre d’islam ait été marqué par la soumission et la précarité, il n’a jamais empêché que des relations conviviales entre Juifs et Arabes se nouent à de nombreux niveaux. « Des relations d’amitié, d’affection et de bon voisinage ont existé. Ce n’était pas la guerre. Il ne faut jamais négliger ce détail qui sépare les Juifs du monde arabo-musulman des Juifs d’Europe orientale : ils parlaient la langue des pays où ils vivaient, l’arabe en l’occurrence. Quand un musulman et un Juif se rencontraient, ils se parlaient et se comprenaient. Ce n’était pas le cas dans le monde juif polonais », conclut Georges Bensoussan.
Mémoire et nostalgie
Contrairement aux Juifs d’Europe orientale qui n’ont conservé aucune forme de nostalgie ou de désir de lien avec leur pays d’origine, la mémoire des Juifs des pays arabes, et notamment du Maghreb, est emprunte de nostalgie et de tendresse. En réalité, cette mémoire est double, car cette nostalgie n’évacue pas les souvenirs douloureux et les vagues d’antisémitisme. « Selon l’actualité, c’est l’un ou l’autre aspect de la mémoire qui est sollicité. Lorsque Sadate est venu en Israël, beaucoup de Séfarades sont venus l’accueillir. Les Juifs du Maroc, quant à eux, ont conservé un lien très fort avec ce pays et la figure du roi Mohammed V », reconnaît Annie Dayan-Rosenman. « En même temps, ils ont pleinement conscience des circonstances pénibles de leur départ ».
De nombreux observateurs avancent que les raisons de cette nostalgie sont à rechercher à l’intérieur du monde juif. Parmi celles-ci, le télescopage entre l’amertume du départ et la déception face à l’accueil désastreux par Israël des Juifs du Maghreb, particulièrement ceux du Maroc. « Le monde ashkénaze les prenait pour des pestiférés, leur culture d’origine était méprisée et dévalorisée. En réaction, ils ont alors idéalisé le monde dont ils venaient », réagit Georges Bensoussan. « Cette culture millénaire a été réduite à la Mimouna, au thé à la menthe et aux beignets. Des bêtises en fait ».
Le tourisme communautaire a connu un essor considérable au Maroc et en Tunisie. « A ma connaissance, ces voyages n’existent pas du tout en Pologne ou en Allemagne. Les Juifs reviennent au Maroc ou en Tunisie, car l’exode n’a pas blessé mortellement leur mémoire au point de vouloir éradiquer le souvenir de mille ans d’histoire dans ces pays », admet Michel Abitbol. Bien qu’ils n’aient aucune signification politique, ces voyages suscitent un peu d’espoir : des possibilités de convivialité et de dialogue entre Juifs et musulmans existent encore, en dépit du drame qu’a été pour eux le départ.