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09 mai 2021

L’aveuglement de Narendra Modi, dépassé par l’épidémie de Covid-19 en Inde


 Le premier ministre indien, Narendra Modi (au centre), face à ses partisans lors d’un meeting électoral près de Siliguri, au Bengale-Occidental, le 10 avril 2021

Le premier ministre avait diffusé l’idée d’une exception indienne : peu de cas de Covid-19 et peu de morts, rapportés à la population. Mais son image de sage, ainsi que d’homme fort, résiste mal à la deuxième vague qui submerge le pays.

C’était bien avant que le tsunami de Covid-19 submerge l’Inde. Pendant de longs mois, les Indiens ont observé, intrigués, sa barbe blanche et ses cheveux, d’habitude minutieusement taillés, s’épaissir et s’allonger. Lui n’a jamais commenté sa métamorphose, laissant chacun spéculer sur les raisons de ce changement et sa signification politique.

Depuis le début de l’épidémie due au nouveau coronavirus en février 2020, Narendra Modi, qui attache un soin extrême à son apparence, a pris l’allure d’un gourou. Dans la culture hindoue, une longue barbe blanche est associée au sage philosophe ou sadhu. Certains commentateurs se sont hasardés à comparer le nouveau look de Modi à celui du poète Rabindranath Tagore, figure majeure de l’Inde, comme si le premier ministre voulait s’aligner sur les grandes icônes politiques et philosophiques du pays pour façonner sa propre figure historique.

« Narendra Modi, analyse Christophe Jaffrelot, chercheur au CERI-Science Po, est obsédé par la place qu’il laissera dans l’histoire et par sa volonté de rivaliser avec Gandhi. Le Mahatma est la seule figure qui compte pour lui. Comme lui, il tente désormais de sortir de la sphère politique, en prêchant la bonne parole lorsqu’il s’adresse à ses contemporains sur le thème de la morale, de la famille, de l’ordre. »

Apparente déconnexion

Le changement n’est pas seulement physique, il s’est accompagné d’une modification du répertoire. Narendra Modi, qui avait bâti sa popularité sur l’image de l’homme fort, est entré à partir de sa réélection en 2019 dans une dimension moralo-religieuse destinée, selon Gilles Verniers, à le placer au-dessus de la sphère politique. « Cela n’a évidemment rien d’anodin, relève ce professeur de science politique à l’université Ashoka, près de New Delhi. Il est passé de l’homme infaillible, du PDG de l’Inde, à l’image du sage hindou, au-dessus de la compétition et des partis, une figure que l’on ne questionne pas. C’est un changement qui trahit une tentative d’échapper à toute forme d’inventaire. »

Cette stratégie a fort bien marché lors de la première vague de l’épidémie de Covid-19. Malgré une gestion peu efficace, aux coûts humains et économiques exorbitants, les Indiens ne lui ont pas tenu rigueur de sa décision brutale de geler totalement le pays pendant deux mois. Le premier ministre avait annoncé cette décision le 24 mars 2020, alors que l’Inde, 1,4 milliard d’habitants, ne comptait que 415 cas, sans consulter les experts sur la pertinence et l’opportunité d’une telle mesure, s’alignant sur la stratégie des Occidentaux. Les Indiens n’eurent que quatre heures pour s’enfermer chez eux. Les 400 millions de migrants, ces travailleurs saisonniers qui quittent les campagnes chaque année pour aller chercher du travail en ville, furent les grandes victimes de la première vague, abandonnés à leur sort, sans travail, sans salaire, sans transport.

Le premier ministre, peu porté sur la compassion, a ensuite levé progressivement les barrières aux activités, alors que les contaminations continuaient régulièrement à augmenter : en septembre, le pays atteignait le pic de la première vague avec près de 100 000 cas par jour. Sa base, « qui l’adore précisément parce qu’elle pense qu’il est infaillible », selon Shekhar Gupta, rédacteur en chef du site The Print, ne l’a pas tenu comptable d’un quelconque échec.

Narendra Modi a commencé à diffuser dans le pays l’idée d’une exception indienne : peu de contaminations, peu de morts, rapportées à la population générale. Les électeurs l’ont conforté dans son analyse, le Bharatiya Janata Party (BJP) a remporté à la fin de novembre 2020 l’élection régionale dans le Bihar, le territoire le plus pauvre de l’Inde et l’une des principales terres d’immigration des travailleurs saisonniers, victimes du confinement.

Mais l’image du sage, comme celle de l’homme fort, n’a pas résisté à la deuxième vague épidémique de Covid-19 qui ravage l’Inde depuis le mois de mars, emportant le pays dans une tragédie sans fin. Pour la première fois depuis son accession au pouvoir en 2014, le premier ministre indien est en difficulté. La défaite de son parti, le BJP, au Bengale-Occidental, dimanche 2 mai, est peut-être le premier signe d’une perte de popularité. Narendra Modi s’est personnellement investi, sans compter, dans la campagne pour tenter de conquérir cet Etat, alors que l’épidémie flambait dans tout le pays.

C’est cette apparente déconnexion avec la réalité qui nourrit les critiques. Les accusations pleuvent sur les réseaux sociaux, pourfendant « l’arrogance » de l’homme fort de l’Inde, et « l’incompétence criminelle » d’un gouvernement « sans boussole ».

Message de triomphe

La déclaration du ministre de la santé, Harsh Vardhan, le 27 avril, affirmant au beau milieu de la catastrophe que le pays était « mieux préparé mentalement et physiquement que lors de la première vague », a libéré un torrent de colère. Le même ministre avait déjà affirmé le 7 mars, alors que le Maharashtra était submergé par les contaminations, que « l’Inde est sortie d’affaire ». Le sous-continent compte en moyenne près de 400 000 nouvelles infections quotidiennes, un chiffre jamais atteint par aucun pays.

Que s’est-il passé ? Comment en est-on arrivé là ? Palaniappan Chidambaram, l’ancien ministre de l’intérieur, député du Congrès, le principal parti d’opposition, énumère quatre raisons : l’hubris, la centralisation excessive, les mauvais conseils, une mauvaise planification.

Porté par trop d’optimisme à l’issue de la première vague, Narendra Modi a commis son premier péché d’arrogance à l’occasion de l’Assemblée générale des Nations unies le 26 septembre 2020, en annonçant que « la production de vaccins en Inde et ses capacités de livraison seront utilisées pour aider toute l’humanité à combattre cette crise ». Quatre mois plus tard, en janvier, c’est un message de triomphe qu’il délivre au Forum économique de Davos. « Lorsque la pandémie a commencé, le monde était tellement préoccupé par l’Inde qu’il redoutait qu’un tsunami d’infections allait nous frapper. Certains prédisaient que 700 à 800 millions d’Indiens seraient infectés et que plus de 2 millions en mourraient. Mais l’Inde ne s’est pas laissé faire et a sauvé l’humanité d’une grande catastrophe, a-t-il assuré avant de souligner le rôle de l’Inde dans la production de vaccins. Aujourd’hui, l’Inde envoie ses vaccins dans plusieurs pays et contribue à développer l’infrastructure nécessaire à une vaccination réussie, sauvant ainsi la vie de citoyens d’autres pays. »

Quelques jours après, le BJP relaie la parole du premier ministre, en affirmant « avec fierté » que l’Inde a « vaincu le Covid sous la direction compétente, sensée, engagée et visionnaire du premier ministre Modi ». Le message a un effet délétère sur la population, alors que les premiers signes d’une deuxième vague ravageuse commencent à flamber au Kerala. Elle va gagner inexorablement le Pendjab, le Maharashtra, New Delhi, puis tout le pays.

Coups de bâton

Obnubilé par la conquête du Bengale-Occidental, le premier ministre n’a pas mesuré l’ampleur de la catastrophe sanitaire. Bien au contraire. Il a autorisé deux événements qui vont se transformer en super-propagateurs du virus : la Kumbh Mela, le gigantesque pèlerinage religieux où des millions d’hindous se massent au bord du Gange, et la tenue des élections régionales dans quatre Etats.

Malgré l’exemple catastrophique de la seconde vague en Europe, aux Etats-Unis, au Brésil, Narendra Modi n’anticipe pas. Il distribue des millions de doses de vaccin gratuites à ses voisins pour tenter de contrer l’influence chinoise, sans réaliser qu’une pénurie de vaccins menace l’Inde. Malgré l’engorgement tragique des hôpitaux, Narendra Modi fait fi des appels d’experts à confiner d’urgence le pays, seul moyen de freiner la vague de contaminations. Le premier ministre conseille aux chefs de gouvernement de n’utiliser cette voie « qu’en dernier recours ».

« Jusqu’à présent, Modi s’était montré pragmatique, grand idéologue qui savait faire un pas de côté, mais il s’est enfermé dans sa bulle, éloigné des critiques, entouré de béni-oui-oui », estime Christophe Jaffrelot.

En quelques semaines, ce sont tous les mantras de l’homme fort de l’Inde qui se sont fracassés sur la réalité : le « made in India », « l’Inde autonome ». Le pays qui devait sauver l’humanité doit accepter l’aide internationale qui arrive chaque jour sur le tarmac de l’aéroport de New Delhi, apportant cargaisons d’oxygène et produits d’urgence.

Le premier ministre a peut-être été aveuglé par sa propre réussite. Jusqu’à présent, Narendra Modi avait résisté à tout. L’erreur de la démonétisation brutale des billets en 2016 qui a fragilisé encore un peu plus des millions de pauvres ; les mauvaises performances économiques – bien avant le début de la pandémie, l’activité avait nettement marqué le pas ; sa politique de division du pays et la mise au ban des minorités religieuses ; la révolte des paysans. Les critiques ont glissé sur lui et rien ne l’a fait dévier de son cap.

« Modi a construit un modèle de popularité qui n’est pas contingent des situations. Il fait des choix forts qui ont des conséquences désastreuses. Mais la population jusqu’à présent n’a écouté que les intentions, elle n’a pas regardé les résultats. Modi n’a jamais été évalué sur sa politique, c’est comme si le peuple était sous hypnose », estime Gilles Verniers.

Aux critiques sur sa gestion de la crise, Narendra Modi a répondu jusque-là par des coups de bâton. Il a exigé des responsables des réseaux sociaux une censure des messages trop véhéments. Il a ensuite demandé à son ministre des affaires étrangères de convoquer ses ambassadeurs pour leur dire qu’il était urgent de corriger le « récit unilatéral » produit par les médias étrangers. L’homme fort de l’Inde ne fait jamais aveu d’échec. Il sait que les prochaines élections nationales, en 2024, sont encore loin.

Sophie Landrin

Le Monde, 3 mai 2020