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25 avril 2021

« Par maladresse ou par hubris, la Chine est en train de pousser les Européens dans les bras des Américains »

 Xi Jinping rêve d’autonomie stratégique… pour l’Europe. Mais les « routes de la soie » ont perdu de leur lustre et Pékin a multiplié les fautes.

Chronique. C’est un signe qui ne trompe pas : le plus chaud partisan de l’autonomie stratégique européenne ne se trouve pas à Bruxelles ni même à Paris, mais à Pékin. Xi Jinping l’a encore dit le 7 avril au téléphone à la chancelière Angela Merkel, qui n’est pourtant pas l’avocate la plus acharnée de ce concept : le président chinois espère que l’Europe pourra « exercer son jugement en toute indépendance et atteindre l’autonomie stratégique au sens propre du terme », d’après le compte-rendu de l’entretien publié à Pékin.

Deux jours plus tard, c’était au tour du ministre chinois des affaires étrangères Wang Yi d’encourager le conseiller diplomatique du président Macron, Emmanuel Bonne, sur cette voie bénie. « La Chine apprécie que la France plaide pour l’autonomie stratégique de l’Union européenne (UE) », lui a-t-il dit, selon l’agence officielle Xinhua.

Retour de balancier

Si les dirigeants chinois insistent si lourdement sur cette nécessaire indépendance de l’Europe, c’est parce qu’ils voient qu’elle est en train de basculer – et pas dans le sens qu’ils avaient souhaité. Dans le grand affrontement entre blocs chinois et américain qui se dessine, la Chine a tout fait pour garder l’Europe à distance des Etats-Unis. Largement aidée par Donald Trump, elle semblait même y être parvenue. Mais ces derniers mois révèlent un retour de balancier : par maladresse ou par hubris, Pékin est en train de pousser les Européens dans les bras des Américains.

Résumé des épisodes précédents. Il y a dix ans, l’UE se débattait dans la crise des dettes souveraines. Poussés par les exigences allemandes, les pays endettés devaient se résigner à vendre les bijoux de famille : leurs infrastructures. A Pékin, naissait l’idée des « nouvelles routes de la soie », formalisée en 2013 par Xi Jinping, présentée comme une stratégie de développement pour relier l’Asie au reste du monde par un gigantesque réseau ferroviaire et maritime. Fascinée par la rapidité de l’ascension chinoise, l’Europe y voyait un projet économique plutôt que géopolitique. Les bijoux de famille furent mis en vente. Depuis 2013, la Chine a pris des participations dans quatorze ports européens.

Puis les Européens ont déchanté. Les « routes de la soie » sont apparues pour ce qu’elles étaient : un projet de puissance, et d’une puissance autoritaire. En 2019, l’UE, débarrassée de sa « naïveté », a déclaré fonder sa relation avec la Chine sur un triptyque conceptuel : Pékin est un partenaire, mais aussi un concurrent et un « rival systémique ». Cela n’a pas empêché l’Italie, alors gouvernée par le couple baroque Ligue-5-Etoiles, de signer cette année-là avec Xi le seul protocole d’accord d’un pays du G7 endossant la stratégie des « routes de la soie ». Fin 2020, le vent a vraiment tourné avec la pandémie, la répression à Hongkong et au Xinjiang.

Xi Jinping a encore une carte en mains pour montrer qu’il reste un interlocuteur respectable pour l’UE : la négociation sur un accord global sur les investissements (CAI), qui traîne depuis des années. Il la relance et trouve en Angela Merkel une partenaire très bien disposée. Rondement menée, l’affaire aboutit à un accord le 30 décembre 2020 au nez et à la barbe de la future administration Biden, coincée dans la période de transition. Pékin pense avoir enfoncé un clou dans l’Alliance atlantique.

Mais les relations se tendent début 2021, avec l’annonce de sanctions européennes contre des responsables chinois au Xinjiang. La Chine riposte par des contre-sanctions ciblant des députés européens et des chercheurs. C’est la riposte de trop. L’agressivité croissante du discours chinois paraît désormais insultante aux yeux d’une opinion de plus en plus sensible au traitement des Ouïgours. Aujourd’hui, la ratification du CAI par un Parlement européen dont des élus ont été sanctionnés semble compromise.

« Bon sens »

Pékin s’est-il tiré dans le pied ? Pour Janka Oertel, spécialiste de l’Asie au think tank ECFR (European Council on Foreign Relations), la non-ratification du CAI ne préoccupe pas vraiment les dirigeants chinois : « ils ont déjà tiré le bénéfice diplomatique de l’accord », à savoir la tenue du sommet Chine-UE avant l’entrée en fonctions de Joe Biden, dit-elle. Et la diversité des messages des Etats-membres de l’UE, souvent contradictoires sur l’avenir des relations avec Pékin, a pu semer la confusion dans les esprits chinois.

Les complexités de l’UE confondent jusqu’aux Européens, mais le changement d’humeur peut difficilement échapper à la Chine. Le Portugal ne veut plus lui vendre ses ports. La Lituanie quitte le groupe 17+1 (dix-sept pays européens dont onze de l’UE + la Chine) monté par Pékin pour séduire les ex-communistes, et l’Estonie n’est pas loin d’en faire autant. A Rome, le nouveau premier ministre Mario Draghi considère de « bon sens » de bloquer la vente d’une société de semi-conducteurs à la Chine. Le petit Montenegro supplie, en vain, Bruxelles de l’aider à payer la dette chinoise qui l’étrangle. « Les Européens sont revenus des investissements chinois », résume un ministre français.

A l’Elysée, on constate que l’administration Biden se rapproche du « triptyque européen » : avec la Chine, a dit le chef de la diplomatie américaine Tony Blinken, les Etats-Unis seront « concurrents quand c’est la règle, coopératifs quand c’est possible, adversaires quand il le faut ». Très réticents à se laisser entraîner dans un affrontement entre les deux géants, les Européens vont être rassurés par la volonté de Washington de faire participer Xi Jinping au sommet virtuel sur le climat qu’organise la Maison Blanche le 22 avril.

Ils voient aussi d’un bon œil la proposition américaine de créer un impôt minimum mondial pour les sociétés multinationales. « Nous avons bien l’ambition de travailler très étroitement avec l’administration Biden », dit une source à l’Elysée. Exactement ce que Pékin ne voulait pas entendre.

Sylvie Kauffmann, éditorial

Le Monde, 14 avril 2021