Nadia Kaci
Entre deux rives (1/5). Après avoir quitté son pays
d’origine au début de la « décennie noire », l’actrice de
« Papicha » ne s’imagine pas « vivre ailleurs qu’en
France ».
Elle a aimé jouer dans ce film, même si elle n’y fait
qu’une apparition. Dans Papicha, de Mounia Meddour, qui a enthousiasmé
le dernier Festival de Cannes, Nadia Kaci interprète Madame Kamissi,
charismatique directrice de la cité universitaire d’Alger. C’est dans cet
immense établissement que se déroule l’intrigue, celle qui raconte le quotidien
d’une étudiante obsédée par la mode au début des années 1990, une époque où
l’Algérie tente de survivre à une guerre contre le terrorisme islamiste.
Cette funeste « décennie noire », qui allait
faire 200 000 morts, traumatise encore aujourd’hui les Algériens. On
en parle encore très peu dans les familles. Tabou ? C’est en quelque sorte
une période « que les politiques ont tenté d’occulter mais qu’ils
ressortent pour nous faire peur quand ça les arrange, assure Nadia. Voilà
pourquoi ce film est important ». En Algérie, Papicha n’est pas
encore sorti, « reporté » par le ministère de la culture.
Assise sur une chaise de son appartement du XVe
arrondissement de Paris, aussi sobre et simple qu’elle, coupe au carré, sourire
immuable, la cinquantaine approchante, Nadia Kaci se prépare pour une pièce de
théâtre autour du 17 octobre 1961, jour où la police parisienne
dirigée par le préfet Maurice Papon réprima dans le sang une manifestation
d’Algériens en faveur de l’indépendance de leur pays.
La guerre de libération. Les bidonvilles de Nanterre.
L’exil. L’Algérie. Voilà ses thèmes de prédilection. « Ce sont des
sujets qui me parlent », souligne en quelques mots l’actrice. « Des
sujets » essentiels qui la tourmentent et interrogent sa place entre
sa terre natale et sa terre d’accueil, la France. Lorsqu’on écoute Nada Kaci se
raconter de sa voix sensible et posée, on comprend à quel point elle est
habitée par une obsession, celle qu’elle a pour l’histoire qui lie intimement
les deux pays.
« Malheureusement »
traverser la Méditerranée
Pour saisir l’importance de la relation brûlante entre
la France et l’Algérie dans sa vie personnelle et artistique, il suffit de
jeter un coup d’œil à sa longue filmographie : de Bab El-Oued City,
de Merzak Allouache, à Ça commence aujourd’hui, de Bertrand Tavernier,
en passant par Les Bienheureux, de Sofia Djama.
Tous ces longs-métrages ont un fil conducteur :
le rôle de la femme algérienne qu’elle soit en Algérie ou immigrée en France.
Libre au caractère bien trempé, voire déjanté. C’est alors qu’on entend un long
soupire. « Ce n’était pas dans mes plans de quitter mon pays,
souffle Nadia Kaci. Quand on me disait “Va vivre en France !”,
je répondais “Non, je ne suis pas une traîtresse”. » Ça
l’a fait rire… « Les traîtres, ce sont ceux qui nous ont poussés vers
la sortie », avance-t-elle. Elle se met alors à penser à la femme
qu’elle a pu devenir à Paris et à celle qu’elle aurait pu être si elle était
restée à Alger.
Pour devenir actrice, il a fallu « malheureusement »
traverser la Méditerranée. Fuir. Petite, elle ne supportait pas de voir sa mère
ou ses sœurs aînées se faire « emmerder » dans la rue. « Ça
m’humiliait, on touchait au sacré pour moi », clame-t-elle. En
grandissant, elle ne tolérait plus de se faire harceler à son tour, sans nommer
tout de suite ce fléau comme tel. « Quand tu sens un zizi se coller à
toi dans un bus, il faut être très forte dans la tête pour résister au
fait d’être méprisée en permanence en tant que femme dans l’espace public.
J’étais tout le temps en colère. Je n’étais jamais à l’aise,
explique-t-elle. Pour devenir comédienne, il faut mettre son corps en avant,
mais comment s’épanouir quand il y a une répulsion du corps. Et en même temps
une attraction. C’était schizophrénique. » Peut-être est-elle devenue
comédienne pour se « réapproprier mon corps », mais elle en a
payé le prix fort : « Mon père a refusé de me parler pendant
vingt ans. »
« La bigoterie devenait
insupportable »
Le féminisme, c’est sa mère qui le lui a transmis très
tôt, une femme « haute en couleur, analphabète, cultivée ». « Elle
était tellement libre qu’elle déstabilisait les gens », se
rappelle-t-elle. A la maison d’Alger, à El Mouradia, elle ne manquait
pas une occasion de prendre la darbouka pour « ambiancer » ses
sept enfants.
Tout bascule définitivement après les émeutes
populaires d’octobre 1988, violemment réprimées par le pouvoir. Elle a
18 ans et, à cette époque, le pays s’enfonce dans une voie étrange et
périlleuse. Même si l’Etat consent à s’ouvrir au multipartisme, la jeunesse
étouffe dans un pays totalement verrouillé par le Front de libération nationale
(FLN). « Quand tu regardais l’Algérie à ses débuts, tu te disais que ce
n’était pas si mal : l’école et la santé sont gratuites, décrit-elle.
J’ai toujours estimé qu’un pays ne pouvait que s’améliorer. L’idée même de
régression n’était pas concevable. Et pourtant, on régressait. Je me disais que
c’était impossible. On nous avait donné tant de garanties mais rien n’allait,
ça a été un choc. »
Le Front islamique du salut (FIS) voit le jour, et son
destin en Algérie commence à s’éteindre. « Avec l’arrivée du FIS, les
progressistes, dont je faisais partie, n’avaient plus leur place », se
souvient-elle. Sa plus grande sœur, qui tient une librairie dans le
centre-ville d’Alger, est menacée. « Moi, je suis partie en 1993,
non pas à cause de la guerre civile, mais parce que la bigoterie devenait
insupportable. Il y avait trop d’hypocrisie dans la société, lance-t-elle. On
devait se cacher de tout. On vivait comme des clandestins. »
En France, elle respire : dans la rue, dans un
bus, dans le métro, elle n’est pas harcelée. « C’est pour cela que j’ai
aimé la France », insiste-t-elle. Elève au cours Florent où « je
découvre à quel point je suis algérienne », elle commence très
vite à enchaîner les films. Les années ont passé. Nadia n’a pas transigé sur sa
liberté. Elle refuse toutes les fictions qui accumulent « le cliché de
la Fatima qui a un foulard, qui fait le ménage et qui est très gentille,
dit-elle. Je me sens insultée ». De Paris, elle dénonce
continuellement le code algérien de la famille qui met la femme sous tutelle.
Devenue française en 2015, « je ne
m’imagine pas vivre ailleurs qu’en France. Mon fils est français. Ma famille
vit en France. Voilà comment se font les destins », ajoute-t-elle. L’actrice
ne cesse de porter un regard tendre sur sa patrie natale. Nadia Kaci a
manifesté au côté de sa sœur lors de la grande marche du 15 mars à Alger
pour demander le départ du système. « Je vais à Alger juste pour voir
le sourire des gens, alors qu’avant je ne voyais qu’une dépression générale,
se réjouit-elle. Et même si on est inquiet, j’ai été éblouie par l’espoir
qui renaît dans les yeux des Algériens et par un sentiment de reconnexion entre
les hommes et les femmes, d’une relation plus apaisée. » Nadia a
croisé le regard de jeunes filles qui combattent elles aussi pour gagner leur
liberté. Elles non plus ne veulent pas quitter leur pays. Comme Nadia en son
temps.
Mustapha Kessous
Le Monde, 2 décembre 2020