Des membres
de la Défense civile syrienne aident à sortir un corps des décombres, après des
bombardements du régime syrien et de la Russie
sur le village de Al-Malajah, au
nord-ouest d'Idleb, le 17 novembre 2019
Les bombardements des populations civiles en Syrie par
la Russie trouvent leurs racines dans la défaite subie par Moscou pendant la
première guerre de Tchétchénie, il y a tout juste vingt-cinq ans.
Des scènes
de panique dans des rues envahies par la poussière, des femmes et des enfants
piégés sous les décombres d'un immeuble et des villes réduites à l'état de
ruines: c'est le quotidien des Syrien·nes dans la guerre qui ravage leur pays
depuis 2011 et qui a fait plus de 500.000 mort·es, dont plus de 224.000
civil·es, selon l'ONG Syrian Networks For Human Rights (SNHR).
Intervenu en
Syrie en septembre 2015, Moscou a délibérément bombardé les populations
et les infrastructures civiles dans les régions sous le contrôle de
factions opposées à son allié, Bachar el-Assad. Toujours selon le SNHR, la
Russie est responsable à elle seule de la mort de plus de 6.500 personnes civiles. Elle continue
actuellement son offensive sur le gouvernorat
d'Idleb, dernière région tenue par les rebelles, où elle appuie les
troupes de l'Armée arabe syrienne.
En Syrie
s'applique ainsi une stratégie de l'écrasement que le président Vladimir Poutine avait lui-même remis au goût du
jour après la première guerre de Tchétchénie,
où la Russie avait essuyé une humiliante défaite, il y a vingt-cinq ans.
« Le destin de Carthage »
Le 11
décembre 1994, trois ans après la chute de l'URSS, le président de la jeune
fédération de Russie, Boris Eltsine, lance une
offensive contre la Tchétchénie qui vient de déclarer son indépendance. Deux
options sont alors proposées aux dirigeants Tchétchènes: la reddition ou, déjà,
«le destin de Carthage».
Boris Eltsine espère alors réaffirmer la puissance de la Russie après sa
défaite dans la Guerre froide.
« Lors de la
première bataille de Grozny, les Russes tentent de prendre le contrôle de la
ville assez rapidement et sans trop la détruire, explique Michel Goya,
ancien colonel des troupes de marine, docteur en histoire et ancien titulaire
de la chaire d'histoire militaire à l'École de guerre. Ce sera finalement un
désastre opérationnel absolu. Ils s'aperçoivent alors que ce n'est pas aussi
simple qu'ils l'avaient imaginé. » « À l'époque, Eltsine ne voulait pas d'un
engagement trop fort, résume pour sa part Nicolas Tenzer,
président du Centre d'étude et de réflexion pour l'action politique (Cerap) et
chargé d'enseignement à Sciences Po. Il craignait les réactions de sa
population vis-à-vis des Russes tués sur le terrain et ne voulait absolument
pas déployer l'ensemble de ses forces. »
Mal
entraînés et moins rompus au combat urbain que leurs adversaires, les soldats
russes subissent de lourdes pertes. Ils ne prendront que temporairement le
contrôle de la capitale en février 1995, avant d'en être finalement chassés par
les rebelles, en août 1996.
La revanche
sera brutale. Si la première guerre de Tchétchénie avait déjà été le théâtre de
violents bombardements, la
Russie ne va réellement assumer cette stratégie que lors du deuxième conflit.
Il sera déclenché en août 1999 après une série d'attentats à Moscou, attribués à des terroristes
Tchétchènes. Vladimir Poutine, alors Premier ministre, avait promis: « Nous
poursuivrons les terroristes partout. Si on les prend dans les toilettes, eh
bien, excusez-moi, on les butera dans les chiottes. »
«Cette fois
les Russes décident de ne plus mettre de gants, schématise Michel Goya. Ils ont
alors compensé leur faiblesse tactique avec l'écrasement par le feu, en
revenant à des doctrines qui ressemblent à celle de la Deuxième Guerre
mondiale.» La stratégie qui se met alors en place est la même que celle qui
sera employée en Syrie à partir de 2015, estime Nicolas Tenzer: « On voit
déjà l'utilisation d'armes comme les Buratino (lance-roquettes multiple TOS-1), les bombes thermobariques, les bombes à
sous-munitions et les bombes à fragmentation qui touchent de manière délibérée
tous les lieux de vies, les écoles, les hôpitaux, les marchés. » Plus de 25.000 civil·es auraient péri
au cours des deux guerres de Tchétchénie.
Les
bombardements massifs et la destruction des infrastructures civiles visent
alors le même objectif qu'aujourd'hui en Syrie. « Dans un combat urbain, les
rebelles ont deux protections, les murs et les gens autour. Il s'agit donc de
faire fuir les populations. Une fois qu'elle n'est plus là, il y a beaucoup
moins de contraintes, résume sommairement Michel Goya. À Grozny, il y
avait d'ailleurs une porte de sortie pour faire fuir la population, voire une
partie des combattants. C'est la même doctrine en Syrie. C'est typiquement ce
qu'il s'est passé à Alep, en 2016. » Pour l'historien, il s'agit aussi en
Tchétchénie de «punir » une population considérée comme complice des
rebelles. « C'est une guerre d'extermination par les airs, abonde le
président du Cerap. L'idée, c'est de terroriser la population, affaiblir le
moral et, in fine, de faire le plus de morts possibles. »
Une guerre des récits
« Les
Russes, cependant, ne sont pas idiots, précise Michel Goya. Ils maîtrisent parfaitement la
guerre de l'information, et ils essayent d'éviter de fournir des images
violentes. Or, si vous voulez trouver des images d'enfants mutilés ou autres,
il faut aller à l'hôpital. C'est aussi pour cela qu'ils ciblent les hôpitaux. »
Les crimes de guerre en Syrie, qu'ils soient le fait du régime ou de son allié
russe, sont néanmoins largement documentés,
notamment par la population syrienne elle-même, qui tourne de nombreuses vidéos
montrant les conséquences des frappes avant de les publier sur les réseaux sociaux. « Mais ce n'était pas
le cas à Grozny. Or, moins il y a d'images, et plus on peut taper fort. Donc
les Russes tiennent quand même compte de ce facteur. »
Aya Al-Hamadi, a 14-year-old girl, surrendered to her wounds yesterday, to
join her two brothers, her father, and her grandfather, who all died in the
massacre committed by Russia in #Baluon Town several days ago, bringing the
number of victims to 10 people, including 4 children. pic.twitter.com/vTGjAQmH0J
— The White Helmets (@SyriaCivilDef)
12 décembre 2019
Aya
Al-Hamadi, une fille de 14 ans, a succombé à ses blessures hier, pour rejoindre
ses deux frères, son père et son grand-père, tous morts pendant le massacre que
les Russes ont commis dans le village de Baluon plusieurs jours auparavant,
élevant le nombre des victimes à dix personnes, dont quatre enfants.
Si les
Syrien·nes ont des outils de communication dont ne disposaient pas les
Tchétchènes, ils font de toute façon face à la même propagande. Pour Nicolas
Tenzer, « les récits employés pour légitimer ces opérations de destruction
massives étaient très similaires. Les Russes affirmaient déjà détruire un
régime terroriste lié à al-Qaida. Ils niaient les crimes de guerre en assurant
que les cibles étaient des positions terroristes et niaient également l'existence
d'une opposition modérée ». En août 2019, alors que le président français
Emmanuel Macron estimait «impérieux» que le cessez-le-feu soit respecté
à Idleb, Vladimir Poutine s'était contenté de répondre
qu'il soutenait « les efforts de l'armée syrienne pour éliminer les menaces
terroristes ».
« C'est intéressant
de voir que ce récit a été repris après le 11-Septembre par le président
américain Georges W. Bush dans son discours sur la guerre contre le terrorisme»
, remarque
Nicolas Tenzer. Selon lui, la généralisation d'une dialectique antiterroriste a
permis à Vladimir Poutine de justifier a posteriori ses opérations, en arguant
qu'ils n'avaient fait qu'emboîter le pas aux Américains. « Mais en
Tchétchénie, il n'y avait qu'un petit nombre de terroristes islamistes à
l'époque, il ne s'agissait pas du tout de ça. En Syrie, les frappes russes
n'ont que très peu touché les groupes djihadistes. »
Un défi aux Occidentaux
Cette
stratégie consiste aussi à envoyer un message à la communauté internationale. «
Il s'agit pour Poutine de montrer que l'Occident est lâche, qu'il peut
commettre des crimes de guerre massifs sans que la communauté internationale ne
bouge le petit doigt, et que le droit international n'a aucune valeur, analyse
Nicolas Tenzer. Les réactions occidentales ont été plus fortes au moment
d'Alep ou des attaques chimiques de la Ghouta qu'à l'époque de la Tchétchénie,
mais avec, finalement, la même inaction et les mêmes formulations prudentes. »
Dans les
deux cas, Moscou s'est donc imposé comme le vainqueur incontesté. Michel Goya,
qui en 2017 avait fait le bilan de deux ans d'intervention
russe, estime que Vladimir Poutine a ainsi réalisé une victoire
absolue en Syrie. « Les Russes ont fait basculer le rapport de force,
militairement et politiquement. Désormais ils sont là et tous les autres
acteurs étrangers doivent prendre leur présence en compte. »
Les
Occidentaux sont ainsi une fois de plus mis devant le fait accompli. « Les
Russes arrivent toujours massivement, par surprise et prennent tout le monde de
court, c'est un grand classique. Ils ont occupé la Tchécoslovaquie en une
journée en 1968, ils ont mené une opération éclair sur Kaboul en 1979. La
Crimée est aussi un exemple d'occupation éclair, un an avant la Syrie »,
rappelle l'historien.
« Si les dirigeants occidentaux avaient prêté
plus d'attention à ce qu'il se passait en Tchétchénie, ils auraient peut-être
pris conscience de la menace russe, pense Nicolas Tenzer. Ils auraient pu anticiper la
Géorgie en 2008, l'Ukraine en 2013 et la Syrie en 2015. Mais la Tchétchénie,
déjà quasiment personne n'en parlait à l'époque. »
Elie Guckert
Slate.fr, 17 décembre 2019