La contribution d’Eric Zemmour à la « convention
de la droite », organisée samedi 28 septembre par les proches de
Marion Maréchal, constitue un tournant. Il ne s’agit plus des propos d’un
polémiste frayant avec l’extrême droite, mais d’un discours s’inscrivant
ouvertement dans la veine fasciste, assumé et revendiqué comme tel.
On ne s’étonnera pas d’entendre celui qui tente de
réhabiliter Pétain, tout en réécrivant une histoire qui s’arrange des faits,
citer comme références aussi bien le contre-révolutionnaire Joseph de Maistre
(1753-1821) que l’écrivain fasciste Pierre Drieu la Rochelle (1893-1945).
Mais la teneur du propos déroulé samedi va au-delà. Il
constitue rien moins qu’une vision eschatologique et un appel au
combat « contre la colonisation du pays et pour sa libération », ceci
dans une France qui serait aujourd’hui une dictature et où la République serait
morte.
Eric Zemmour qui, depuis plus de quinze ans, a table
ouverte dans les médias, qui va sans doute occuper à nouveau un créneau
télévisé sur CNews et dont le discours est retransmis en direct sur
LCI, ne manque pas de dénoncer le bâillonnement dont lui et les tenants de
sa ligne sont les victimes de la part d’un
régime « liberticide ».
Il n’est certes pas à une contradiction près. Chantre
de Maurras (1868-1952), il pleure la mort de la République.
Contre-révolutionnaire, il revendique le droit au blasphème accordé par la
Révolution. Laquelle se trouve rangée, avec les Lumières et la
IIIe République, aux côtés de la révolution de 1917.
Ennemi principal de Zemmour :
l’islam
Zemmour se veut la voix des persécutés, mais des
persécutés d’une catégorie bien particulière : la majorité, blanche et
catholique, attaquée par les minorités et en butte à l’Etat qui gouverne contre
le peuple.
Son ennemi principal, la menace absolue, c’est l’islam
– pas l’islamisme. L’islam qui mènerait une attaque contre la France et
l’aurait submergée, menaçant d’extermination la population française
autochtone, et marchant de conserve avec le « libéralisme
droit-de-l’hommiste » qui n’y voit que des avantages.
Rangeant sous la même bannière jacobinisme, droits de
l’homme, néolibéralisme, communisme, fascisme et nazisme, qu’il semble
considérer comme équivalents, il n’en partage pourtant pas moins des points
communs avec les trois derniers, à commencer par une posture paranoïaque :
l’agresseur est l’agressé, il ne fait que se défendre face à une menace
d’extermination que fait peser sur lui « l’autre ».
C’est peu dire que Zemmour fait sienne la théorie du
« grand remplacement » [popularisée par l’écrivain d’extrême
droite Renaud Camus], devenue le fer de lance du combat mené par une
grande partie de l’extrême droite occidentale, et qui n’a rien d’anodine, les
multiples attentats sont là pour le rappeler, à commencer par les 51 morts de
Christchurch (en Nouvelle-Zélande), le 15 mars. Le récent démantèlement
(en juin 2018) d’une cellule d’extrême droite, au sein de laquelle on
comptait un diplomate, rappelle aussi que ces thèses ont leurs adeptes en
France, prêts à passer à l’action.
Au service de cette théorie fumeuse, Eric Zemmour puise
dans bon nombre de registres, mêlant allègrement sources et références. Le
« péril jaune » de la fin du XIXe siècle est repeint en
« péril noir », l’Afrique incarnant désormais la menace
démographique. Lorsqu’il évoque la France des petits commerces écrasée par le
grand capital, il récite Poujade. La dénonciation d’« un corps étranger
inassimilable », en l’occurrence les musulmans, ne fait que reprendre les
écrits antisémites de la fin du XIXe siècle, lesquels ont largement
prospéré dans les décennies suivantes – l’inassimilabilité des juifs fut
martelée par Vichy à l’heure des mesures antisémites, ce qui permet de rappeler
que jamais le régime de Vichy n’a protégé les juifs français, hormis dans le
récit uchronique qu’en fait Zemmour. Mais le cœur de ses propos puise
directement dans les années 1930.
Théoricien de « l’histoire
cachée »
Celui qui ne manque pas de dénoncer les historiens qui
travestiraient la vérité – tout comme les démographes qui participent à cacher
la réalité du « grand remplacement » – ne se distingue en
rien des générations spontanées de spécialistes prompts à mettre au jour
l’histoire cachée, luttant contre une « histoire officielle »
savamment dénoncée.
Il se situe dans le droit fil d’un Augustin
Barruel (1741-1820) – prêtre jésuite et essayiste polémiste, pour qui la
Révolution française était imputable à un complot ourdi par la
Maçonnerie –, mais aussi dans celui des spécialistes de la mise en scène
de l’alunissage par les Etats-Unis, en passant par les adeptes des « Protocoles
des Sages de Sion » [un faux « plan de la conquête du
monde » par les juifs, élaboré à la fin du XIXe siècle, en pleine
affaire Dreyfus].
Zemmour n’est pas avare en matière de complots. Rien
n’y manque, ni la dénonciation de la IIIe République
des « radicaux francs-maçons », ni la complainte sur l’art
dégénéré d’aujourd’hui, qui le place en héritier de Maurice-Yvan Sicard
(1910-2000) et Henry Coston (1910-2001), écrivains collaborationnistes, glosant
sur le même sujet en 1944 dans leur brûlot Je vous hais !
Tout n’est que mensonge, la vérité est escamotée par
les sciences vendues on ne sait trop à quelle puissance occulte – ou
plutôt on ne le sait que trop, celle de la finance et des banques, qui
contrôlent l’Etat.
Car Zemmour ne se contente pas uniquement de remplacer
dans sa rhétorique largement puisée dans les années 1930 la figure du juif par
celle du musulman. Il ne rechigne pas à jalonner son propos de signaux à
peine cachés, qui sont autant de marqueurs évocateurs pour ceux qui savent qui
sont les « cosmopolites citoyens du monde » et qui se cache
derrière le « pouvoir des
banques » et « l’universalisme
marchand » mentionnés dans ses propos.
En cela, il s’inscrit là aussi dans les théories de
l’« alt-right » et autres suprémacistes américains, pour qui les
juifs tirent les ficelles du « grand remplacement ». Raison pour
laquelle, il y a près d’un an, une synagogue à Pittsburgh, aux Etats-Unis,
fut prise pour cible et onze personnes tuées.
C’est donc un homme martelant une vision du monde dans
laquelle la « lutte des races » tient lieu de programme politique,
adossé sur une mixtion hallucinatoire mêlant deux siècles de théories
antirépublicaines et racistes qui l’amène à appeler « au combat
contre la colonisation et pour la libération », qui a été mis à l’honneur
dans cette convention dont les organisateurs ambitionnent d’incarner la droite
de demain, non plus héritière de De Gaulle, mais d’une droite au sein de
laquelle Maurras et Pétain feraient presque figure de modérés.
Tal Bruttmann
Le Monde, 2 octobre 2019