- Depuis un an jour pour jour, les femmes ont le droit de conduire en Arabie saoudite.
- L’apprentissage de la conduite coûte plus cher pour les femmes que pour les hommes, mais plusieurs dizaines de milliers de Saoudiennes ont d’ores et déjà passé le permis.
- Ce nouveau droit accordé représente une avancée pour les Saoudiennes, qui restent toutefois tributaires des hommes, leurs tuteurs légaux.
C’était le tout dernier pays au monde où les femmes
n’avaient pas le droit de conduire. En Arabie
Saoudite, cette interdiction appartient désormais au passé, et
les conductrices saoudiennes soufflent aujourd’hui leur première bougie.
C’est le prince Mohamed Ben Salmane, alias MBS, forte
tête de la monarchie absolue, qui avait levé cette interdiction en
septembre 2017. Et depuis une loi entrée en vigueur le 24 juin 2018,
les femmes sont autorisées à prendre le volant. Mais un an jour pour jour
après cette date historique, les Saoudiennes ont-elles vraiment gagné en
autonomie et en indépendance ? Sont-elles toutes libres de
conduire ? Sont-elles libres tout court, dans un royaume où le poids des traditions demeure très lourd ?
La conduite pour les femmes, par les
femmes, entre femmes
Après la levée de l’interdiction, les premiers permis de conduire ont rapidement été délivrés.
Si bien que plus de 50.000 Saoudiennes
auraient aujourd’hui passé l’examen, afin de pouvoir sillonner en toute
légalité les routes. « La levée de l’interdiction de conduire pour les
femmes était une mesure attendue de longue date », observe Katia Roux,
chargée de plaidoyer Libertés à Amnesty International France.
Certes, sous l’impulsion de MBS, l’espace public
saoudien s’est progressivement ouvert à la mixité, et hommes et femmes peuvent assister ensemble à des manifestations culturelles ou
sportives, sans être séparés. L’éducation, en revanche, reste un
domaine non mixte. Et cela vaut aussi pour l’apprentissage de la conduite,
une nouveauté savamment encadrée. Pas question pour une femme d’apprendre le
Code de la route ou la conduite avec un homme. La toute première auto-école pour femmes a
donc spécialement vu le jour à Riyad, au sein de l’Université de la Princesse
Noura bint Abdulrahman, une faculté uniquement réservée au sexe féminin. Et,
les femmes ne pouvant être formées que par des femmes, l’établissement a
recruté des centaines de monitrices, formées par des instructrices venues
du pays de Galles, du Canada ou encore des Etats-Unis.
La levée de cette interdiction a aussi donné lieu
à la création d’un nouveau métier : vendeuse de voitures, puisqu’une
femme ne peut acheter un véhicule qu’auprès d’une femme. La mesure devrait
donc avoir un impact en termes d’emplois féminins créés, et aussi en termes
économiques, avec cette toute nouvelle clientèle féminine pour les
concessionnaires automobiles.
Une chère liberté
Mais la liberté a un coût : une femme qui
souhaite passer son permis paie en moyenne six fois plus cher ses leçons de
conduite qu’un homme. Un prix que celles qui en ont les moyens n’hésitent pas à
payer, pour un sésame qui leur offre une liberté nouvelle dans un pays où une
femme ne peut rien faire sans l’accord de son tuteur légal, masculin
évidemment. Désormais, des choses aussi banales qu’aller faire du shopping ou
prendre un café entre copines ne doivent plus dépendre du bon vouloir et des
disponibilités du père, du frère, ou du chauffeur de la famille de la
Saoudienne détentrice du permis de conduire.
Clarence Rodriguez, journaliste et auteure de
l’ouvrage Révolution sous le voile
(éd. First), a vécu quinze ans en Arabie saoudite. De sa vie d’expatriée dans
le royaume, elle garde le souvenir de cette absence d’autonomie qui pèse sur
toutes les femmes. « Je n’ai jamais pu prendre le volant, j’étais
tributaire de mon mari pour le moindre déplacement, ou alors je devais recourir
aux services de chauffeurs privés ». Et dans un pays où les transports en
commun ne sont majoritairement pas autorisés aux femmes, il faut mesurer
l’avancée que cela représente. « Mais il ne faut pas être dupe, ce n’est
que de la poudre aux yeux, insiste Clarence Rodriguez, qui a gardé contact avec
de nombreuses habitantes. En pratique, ce ne sont pas toutes les femmes qui
conduisent, seulement celles issues d’un certain milieu, et qui ont obtenu de
leur tuteur légal masculin l’autorisation de prendre le volant. Cette mesure a
été adoptée par le prince MBS dans le cadre de son plan Vision 2030, pour offrir un gage d’ouverture
et de modernité, afin de séduire les investisseurs étrangers, décrypte la
journaliste. Il fallait donner des gages à la communauté internationale ».
Mais la belle image de modernité offerte au monde
serait bien moins reluisante au sein même du royaume. Pour s’être filmée en
train de conduire avant que l’interdiction ne soit levée, et pour avoir
plaidé en faveur de plus de droits fondamentaux pour les Saoudiennes, la
militante féministe Loujain Al-Hathloul est accusée d’avoir eu
« l’intention de saper la sécurité, la stabilité et l’unité nationale du
royaume ». La jeune femme de 29 ans – ainsi que de nombreuses autres
féministes saoudiennes – est sous les verrous depuis plus d’un an, et attend
d’être jugée par une cour spécialisée dans les affaires de
terrorisme. Elle risque une peine de vingt ans de prison. « Si on
célèbre aujourd’hui le premier anniversaire des Saoudiennes au volant,
n’oublions pas qu’une partie de celles qui sont se battues pour les droits des femmes subit le calvaire de
la détention arbitraire, rappelle Katia Roux, d’Amnesty International. Les récits font état de tortures, de sévices sexuels.
Ces femmes se sont simplement battues pour avoir une vie meilleure, et
elles sont aujourd’hui perçues comme remettant en cause un ordre établi, la
société patriarcale. Elles bousculent l’ordre hétéronormé et se retrouvent pour
cela qualifiées de " traîtresses " ! Ces
militantes sont extrêmement courageuses ». De plus, « MBS veut que
l’autorisation faite aux femmes de conduire soit uniquement perçue comme le
fait du prince, certainement pas comme le fruit d’un militantisme
féministe », assurent de concert Katia Roux et Clarence Rodriguez.
Remember her name: Loujain
al-Hathloul. She is 29yrs old & a courageous advocate for gender equality —
Now she is being tortured in a Saudi prison for demanding permission to drive.
MBS wants driving to be a royally granted privilege not a right of women. https://t.co/WK8XBjsXoV
MBS wants driving to be a royally granted privilege not a right of women. https://t.co/WK8XBjsXoV
— Rula
Jebreal (@rulajebreal) January 28, 2019
Les
Saoudiennes : éternelles mineures
La saveur douce d’une virée en voiture laisse donc,
finalement, un goût amer. D’autant que la route pour que l’égalité entre femmes
et hommes devienne une réalité en Arabie saoudite risque d’être encore
bien longue. Aujourd’hui, en 2019, dans le royaume, une femme doit encore
obtenir la permission de son tuteur pour voyager, étudier, avoir un passeport,
ouvrir un compte bancaire ou encore travailler. Dans la monarchie de MBS, une
femme n’atteint jamais la majorité, toute sa vie considérée comme
une mineure dépendant de l’autorité d’un homme. La parole d’une femme n’a
pas non plus la même valeur que celle d’un homme. Si elle témoigne devant
une cour de justice, son témoignage vaudra moitié moins. Et en cas
d’héritage, une Saoudienne recevra moitié moins que la part qui reviendra à son
frère.
Si une Saoudienne peut, en théorie, librement prendre
le volant, pas question pour elle de sortir sans avoir revêtu l’abaya,
vêtement traditionnel ample et noir qui recouvre entièrement leur corps. Pas
question non plus d’apparaître en public avec un homme autre que son tuteur,
et, du fait de la mixité interdite dans de nombreux endroits tels que les
restaurants, il lui est impossible d’aller dîner seule ou avec des amies si l’établissement
n’est pas doté d’une section réservée aux familles. Si elle souhaite se
marier, il lui faut, là encore, l’autorisation de son tuteur légal masculin. Et
si l’élu de son cœur n’est pas Saoudien, c’est l’Etat qui devra lui accorder
une autorisation supplémentaire. Sans surprise, et alors que son mari peut unilatéralement et librement décider de la
quitter, l’épouse saoudienne n’a pas la liberté de divorcer sans
l’accord de son tuteur (et si c’est son mari, bah…). Enfin, lorsque le divorce
est prononcé, obtenir la garde définitive de ses enfants est exclu. Les bambins
pourront rester avec leur mère, mais la garde sera automatiquement transférée
au père lorsque les enfants atteindront l’âge de 7 ans pour les garçons et 9
ans pour les filles.
« Il faut abolir la tutelle
masculine »
Pour Clarence Rodriguez, la solution est toute
trouvée : « La véritable réforme d’ouverture que le royaume doit
entreprendre, c’est l’abolition du tutorat. Quand les femmes auront le droit de
conduire leur vie comme elles l’entendent, de jouir de leurs droits
fondamentaux sans être inféodées aux hommes, alors on pourra parler de
véritable tournant. Ça, et lorsque les prisonniers d’opinion, qui se sont
battus pour plus de droits, auront été libérés ».
#ArabieSaoudite:15 mai 2018-15 mai 2019.
Triste anniversaire!😔
1 an que des militantes saoudiennes au droit de conduire dont @LoujainHathloul ont été incarcérées... des hommes aussi pr les avoir défendues.
Ne pas les oublier!🙏🏽@ActuElles @TERRIENNESTV5 @midatlantic61 @hrw_fr pic.twitter.com/WqKo1e9abk
Triste anniversaire!😔
1 an que des militantes saoudiennes au droit de conduire dont @LoujainHathloul ont été incarcérées... des hommes aussi pr les avoir défendues.
Ne pas les oublier!🙏🏽@ActuElles @TERRIENNESTV5 @midatlantic61 @hrw_fr pic.twitter.com/WqKo1e9abk
— Clarence
Rodriguez (@Clarencewoman) May 15, 2019
Un avis largement partagé par Katia Roux, qui
estime que « c’est tout le système de tutelle masculine répressif qu’il
faut abolir. Dans la plupart des aspects de leur vie quotidienne, les
Saoudiennes sont assujetties Pour que la situation change, il ne faut plus des
petites mesures concédées par le prince MBS, mais des réformes
structurelles », estime la chargée de plaidoyer Libertés
à Amnesty International France.
Mais tout n’est pas noir dans ce tableau. « Les
choses évoluent doucement. Toute une génération de Saoudiens a étudié à
l’étranger, découvert l’ouverture, et en revenant en Arabie saoudite, participe
à l’évolution – certes lente – des mentalités. Il ne faut pas oublier que c’est
un pays ancestralement conservateur et traditionaliste. Il avance à la vitesse
d’un chameau, sourit la journaliste. Mais il avance ».
Anissa Boumedienne
20 Minutes, 24 juin 2019