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23 avril 2019

« Fin de l’Etat islamique » : comment éviter que l’histoire se répète ?


Opinion
Des milliers de djihadistes sont entre les mains des Kurdes. Si les Européens ne coopèrent pas pour instaurer un tribunal international, ils pourraient à nouveau devenir une menace, écrit Baban Eliassi, spécialiste de l’islamisme dans le Kurdistan irakien

Après l’annonce de la « fin de l’islamisme » dans les années 1990, le monde a assisté à l’émergence d’Al-Qaida et à une nouvelle radicalisation islamique. L’élimination du régime taliban a elle aussi suscité des déclarations sur la « fin » ou la « défaite » de l’islamisme avant que l’on assiste aux horreurs de l’Etat islamique (Daech) et des différentes sections d’Al-Qaida au Moyen-Orient, en Afrique, au Maghreb… Ni l’exécution de Sayyid Qutb ni l’élimination d’Oussama ben Laden n’ont mis fin au djihadisme. La fin annoncée du califat d’Abou Bakr al-Baghdadi, et l’éventuelle élimination ou arrestation de ce dernier, pourrait-elle mettre fin à ce phénomène, comme le laissent entendre les déclarations américaines ?
Les forces kurdes, réunies dans les Forces démocratiques syriennes (FDS) qui, avec l’aide de la coalition internationale, ont repris la quasi-totalité des territoires du califat et éliminé la grande majorité de ses combattants, ont aussi annoncé leur victoire. Mais elles soulignent que Daech est loin d’être éliminé définitivement. Les forces kurdes détiennent des milliers de combattants et leurs familles. Ces forces insistent sur le soutien populaire continu à Daech dans les zones que l’organisation contrôlait autrefois et aussi sur l’existence des cellules dormantes des islamistes. Selon les forces kurdes, Daech s’est retiré dans des zones hors contrôles et vers l’Irak.

Le terreau reste fertile

Daech est le produit de la marginalisation des Arabes sunnites en Irak et en Syrie. Certaines régions sunnites irakiennes sont dans une situation politique et économique instable. Les tensions entre leurs populations et le gouvernement (chiite) et surtout avec les milices chiites de la Mobilisation Populaire (Hachd al-Chaabi) restent très fortes. Il faut rappeler que ces populations, mises de côté sous le pouvoir de Nouri al-Maliki, avaient accueilli les combattants de Daech en libérateurs.
Les forces kurdes doivent à elles seules gérer environ 10 000 combattants de Daech emprisonnés et des milliers d’enfants sans identité
Les chiffres avancés concernant le nombre de djihadistes ainsi que leurs familles encore aux mains des FDS varient. Selon différentes sources, y compris les FDS, 66 000 personnes ont quitté la dernière poche de résistance détenue par Daech depuis janvier. Parmi ces 66 000 personnes, on dénombre 5000 djihadistes et environ 20 000 de leurs proches. D’après Peter Maurer, le président du CICR, 74 000 personnes vivent actuellement dans le camp d’Al-Hol situé dans le nord-est de la Syrie.
Les forces kurdes doivent à elles seules gérer environ 10 000 combattants de Daech emprisonnés et des milliers d’enfants sans identité. Elles ont à plusieurs reprises demandé de l’aide à la communauté internationale et aux Etats dont certains prisonniers sont ressortissants. Leur appel n’a toutefois pas débouché sur un soutien concret. Dans un tweet en février, Donald Trump a indiqué que Washington demandait à la Grande-Bretagne, à la France, à l’Allemagne et à d’autres alliés européens de reprendre plus de 800 combattants de l’Etat islamique capturés en Syrie et de les traduire en justice.

Pour un tribunal international

Les menaces de la Turquie et de l’armée syrienne et ses alliés envers les Kurdes risquent à tout moment de briser ce statu quo et mettre hors contrôle les jihadistes capturés par les Kurdes. La Turquie ne cesse en effet de menacer d’écraser les forces kurdes. Toute intervention de la Turquie ou de l’armée syrienne transformera à nouveau cette région en un terreau fertile pour les groupes radicaux. Aux combattants de Daech emprisonnés par les Kurdes, il faut ajouter des dizaines de milliers de djihadistes, réunis dans des régions proches de la Turquie, dans la province d’Idlib, grâce à un accord entre la Turquie et la Russie, et qui continuent de contrôler cette région.
Les pays européens n’ont pas encore répondu aux demandes d’aide des autorités kurdes pour le maintien en détention des jihadistes capturés afin de les juger. Les pays européens sont aussi sceptiques concernant le rapatriement des jihadistes emprisonnés et leurs familles.
Les autorités kurdes ont appelé à la constitution d’un tribunal international, sur place, dans la région sous leur contrôle. La création d’une telle instance est l’approche la plus réaliste. Un tel tribunal aurait accès aux éventuels témoins et preuves. Il permettrait aussi de trouver une solution pour des milliers d’enfants sans identité, de juger les responsables des crimes commis contre la population locale, surtout les Yézidis. Sous pression de la Turquie, qui menace l’autonomie kurde, les Etats européens hésitent à collaborer avec les autorités kurdes. Ce faisant, ils tentent de ménager la chèvre, le chou et le loup. Avec le risque que ce dernier s’échappe une nouvelle fois et nous oblige à parler des retours de djihadistes de Syrie avec son lot de drames comme on parlait il n’y a pas si longtemps des retours de djihadistes de l’Afghanistan.

Baban Eliassi
Le Temps (Suisse), 7 avril 2019

Nota de Jean Corcos

Cette tribune a été publiée il y a deux semaines, mais elle prend une sinistre résonance après les horribles attentats qui ont frappé le Sri Lanka dimanche matin. Non, la fin sur le terrain du Daech - qui avait joué la stratégie finalement stupide de la création d'un pseudo Etat - n'a absolument pas entrainé la fin des ardeurs des tueurs islamistes. Détail affreux, qu'on peut interpréter de deux manières différentes, cette horrible boucherie qui vient de frapper loin du Moyen-Orient - 290 morts, des centaines de blessés - n'a pas vraiment bouleversé l'opinion ; et ce, alors même qu'étaient frappés à nouveau et des Eglises un jour de fête religieuse, et des touristes étrangers en grand nombre.
Deux explications différentes, donc pour cette indifférence apparente : d'un côté, depuis le 11 septembre nous sommes "blindés" et on vit en se disant que le djihadisme meurtrier est une nuisance récurrente, comme les catastrophes naturelles ; de l'autre, nous réalisons que si on peut réduire l'ampleur du terrorisme, nous n'arriverons jamais à l'éradiquer tout à fait.