Opinion
Des milliers de djihadistes sont entre les
mains des Kurdes. Si les Européens ne coopèrent pas pour instaurer un tribunal
international, ils pourraient à nouveau devenir une menace, écrit Baban
Eliassi, spécialiste de l’islamisme dans le Kurdistan irakien
Après l’annonce de la « fin de l’islamisme » dans les
années 1990, le monde a assisté à l’émergence d’Al-Qaida et à une nouvelle
radicalisation islamique. L’élimination du régime taliban a elle aussi suscité
des déclarations sur la « fin » ou la « défaite » de l’islamisme avant que l’on
assiste aux horreurs de l’Etat islamique (Daech) et des différentes sections
d’Al-Qaida au Moyen-Orient, en Afrique, au Maghreb… Ni l’exécution de Sayyid
Qutb ni l’élimination d’Oussama ben Laden n’ont mis fin au djihadisme. La fin
annoncée du califat d’Abou Bakr al-Baghdadi, et l’éventuelle élimination ou
arrestation de ce dernier, pourrait-elle mettre fin à ce phénomène, comme le laissent
entendre les déclarations américaines ?
Les forces kurdes, réunies dans les Forces
démocratiques syriennes (FDS) qui, avec l’aide de la coalition internationale,
ont repris la quasi-totalité des territoires du califat et éliminé la grande
majorité de ses combattants, ont aussi annoncé leur victoire. Mais elles
soulignent que Daech est loin d’être éliminé définitivement. Les forces kurdes
détiennent des milliers de combattants et leurs familles. Ces forces insistent
sur le soutien populaire continu à Daech dans les zones que l’organisation
contrôlait autrefois et aussi sur l’existence des cellules dormantes des
islamistes. Selon les forces kurdes, Daech s’est retiré dans des zones hors
contrôles et vers l’Irak.
Le terreau reste fertile
Daech est le produit de la marginalisation des Arabes
sunnites en Irak et en Syrie. Certaines régions sunnites irakiennes sont dans
une situation politique et économique instable. Les tensions entre leurs
populations et le gouvernement (chiite) et surtout avec les milices chiites de
la Mobilisation Populaire (Hachd al-Chaabi) restent très fortes. Il faut
rappeler que ces populations, mises de côté sous le pouvoir de Nouri al-Maliki,
avaient accueilli les combattants de Daech en libérateurs.
Les forces kurdes doivent à elles seules gérer environ
10 000 combattants de Daech emprisonnés et des milliers d’enfants sans identité
Les chiffres avancés concernant le nombre de
djihadistes ainsi que leurs familles encore aux mains des FDS varient. Selon
différentes sources, y compris les FDS, 66 000 personnes ont quitté la dernière
poche de résistance détenue par Daech depuis janvier. Parmi ces 66 000
personnes, on dénombre 5000 djihadistes et environ 20 000 de leurs proches.
D’après Peter Maurer, le président du CICR, 74 000 personnes vivent
actuellement dans le camp d’Al-Hol situé dans le nord-est de la Syrie.
Les forces kurdes doivent à elles seules gérer environ
10 000 combattants de Daech emprisonnés et des milliers d’enfants sans
identité. Elles ont à plusieurs reprises demandé de l’aide à la communauté
internationale et aux Etats dont certains prisonniers sont ressortissants. Leur
appel n’a toutefois pas débouché sur un soutien concret. Dans un tweet en
février, Donald Trump a indiqué que Washington demandait à la Grande-Bretagne,
à la France, à l’Allemagne et à d’autres alliés européens de reprendre plus de
800 combattants de l’Etat islamique capturés en Syrie et de les traduire en
justice.
Pour un tribunal international
Les menaces de la Turquie et de l’armée syrienne et
ses alliés envers les Kurdes risquent à tout moment de briser ce statu quo et
mettre hors contrôle les jihadistes capturés par les Kurdes. La Turquie ne cesse
en effet de menacer d’écraser les forces kurdes. Toute intervention de la
Turquie ou de l’armée syrienne transformera à nouveau cette région en un
terreau fertile pour les groupes radicaux. Aux combattants de Daech emprisonnés
par les Kurdes, il faut ajouter des dizaines de milliers de djihadistes, réunis
dans des régions proches de la Turquie, dans la province d’Idlib, grâce à un
accord entre la Turquie et la Russie, et qui continuent de contrôler cette
région.
Les pays européens n’ont pas encore répondu aux
demandes d’aide des autorités kurdes pour le maintien en détention des
jihadistes capturés afin de les juger. Les pays européens sont aussi sceptiques
concernant le rapatriement des jihadistes emprisonnés et leurs familles.
Les autorités kurdes ont appelé à la constitution d’un
tribunal international, sur place, dans la région sous leur contrôle. La
création d’une telle instance est l’approche la plus réaliste. Un tel tribunal
aurait accès aux éventuels témoins et preuves. Il permettrait aussi de trouver
une solution pour des milliers d’enfants sans identité, de juger les
responsables des crimes commis contre la population locale, surtout les
Yézidis. Sous pression de la Turquie, qui menace l’autonomie kurde, les Etats
européens hésitent à collaborer avec les autorités kurdes. Ce faisant, ils
tentent de ménager la chèvre, le chou et le loup. Avec le risque que ce dernier
s’échappe une nouvelle fois et nous oblige à parler des retours de djihadistes
de Syrie avec son lot de drames comme on parlait il n’y a pas si longtemps des
retours de djihadistes de l’Afghanistan.
Baban Eliassi
Le Temps (Suisse), 7 avril 2019
Nota de Jean Corcos
Cette tribune a été publiée il y a deux semaines, mais elle prend une sinistre résonance après les horribles attentats qui ont frappé le Sri Lanka dimanche matin. Non, la fin sur le terrain du Daech - qui avait joué la stratégie finalement stupide de la création d'un pseudo Etat - n'a absolument pas entrainé la fin des ardeurs des tueurs islamistes. Détail affreux, qu'on peut interpréter de deux manières différentes, cette horrible boucherie qui vient de frapper loin du Moyen-Orient - 290 morts, des centaines de blessés - n'a pas vraiment bouleversé l'opinion ; et ce, alors même qu'étaient frappés à nouveau et des Eglises un jour de fête religieuse, et des touristes étrangers en grand nombre.
Deux explications différentes, donc pour cette indifférence apparente : d'un côté, depuis le 11 septembre nous sommes "blindés" et on vit en se disant que le djihadisme meurtrier est une nuisance récurrente, comme les catastrophes naturelles ; de l'autre, nous réalisons que si on peut réduire l'ampleur du terrorisme, nous n'arriverons jamais à l'éradiquer tout à fait.