Introduction :
La France vit une période dramatique, avec une crise sociale
entrainant une paralysie partielle de l’économie, et des manifestations
violentes, accompagnées souvent de pillages et de destructions. Ni mon blog, ni
mon émission ne vont en parler en priorité car cela sortirait de ma thématique ;
mais il reste un domaine auquel je suis sensibilisé depuis longtemps : la
haine sur Internet, que j’ai souvent évoquée ici en parlant des horreurs qui y
sont diffusées, antisémitisme, antisionisme radical – sans oublier le
négationnisme et le complotisme évoqués aussi sur le blog dans le passé. J’ai
donc compris depuis longtemps que le pire l’emportait souvent sur le meilleur
sur les réseaux sociaux. Or Facebook et Twitter sont devenus maintenant les
seules sources d’information de la partie la plus révoltée de la société, et on
se rend compte que maintenant il est quasiment impossible d’engager un dialogue
avec elle : cet article très dense doit donc vraiment être lu en urgence !
J.C
Les autorités de l’État et les élus (et pas seulement
ceux de la majorité, ne nous leurrons pas) font face à une défiance d’une
ampleur inédite, à laquelle il est bien difficile de trouver une réponse, tant les revendications sont à la fois hétérogènes et individualistes
(une par sous-catégorie de la population), irréalistes et contradictoires
(davantage de services publics, mais moins d’impôts ; plus de croissance, mais
moins de concurrence ; plus de sécurité, mais moins de règles), et déconnectées
d’enjeux aussi fondamentaux que le réchauffement climatique ou l’endettement du
pays.
Comment expliquer qu’on en soit arrivé là aussi vite ?
Le premier constat, c’est que la révolte des gilets jaunes n’est qu’un symptôme
de plus d’un mal plus profond, celui qui a conduit au
Brexit, à l’élection de Viktor Orban, Donald Trump, Matteo Salvini et Jair
Bolsonaro, et qui garantit l’inamovibilité de Vladimir Poutine et Recep Tayyip
Erdogan.
Les causes de ce syndrome sont connues :
déclin des idéologies, affaiblissement des corps intermédiaires, pessimisme
généralisé, peur du déclin (social, économique, industriel, environnemental,
culturel, religieux…), crainte des grands changements (mondialisation,
migrations, concurrence internationale, terrorisme, métropolisation…) et
opportunisme des marchands de peur et de rêve, qui attisent l’angoisse et la
haine, fonds de commerce de leurs prospères PME populistes et médiatiques.
A cela s’ajoutent la toute-puissance des réseaux
sociaux, qui bousculent les logiques traditionnelles des mobilisations, de la
communication, de l’information et du fonctionnement de l’espace public.
Mobilisation et action
D’abord, ils permettent, sans le moindre moyen
financier, humain ou logistique, d’organiser à large échelle l’action de
citoyens qui ne se connaissent pas. Sans les réseaux sociaux, il aurait été
impossible à des quidams de coordonner si rapidement une protestation de cette
ampleur. Le mouvement des gilets jaunes, parti de mobilisations très limitées
et dépourvu de toute ressource, a pu acquérir en l’espace d’un mois une ampleur
considérable, laissant penser à certains qu’il a désormais vocation à se
substituer aux partis, aux syndicats, et même à la représentation nationale.
C’est le sens des trois pages de « directives » adressées par les
gilets-jaunes aux parlementaires français, de leur appel à la
démission du Président et à la dissolution de l’Assemblée, et de leur volonté
de présenter désormais une liste « gilets jaunes » aux élections
européennes.
Ensuite, les réseaux sociaux favorisent un discours de protestation et de révolte. Chacun
a pu s’en apercevoir : il est presque impossible d’y entamer un dialogue
serein et argumenté. Facebook ou Twitter, c’est émotion contre émotion, colère contre colère, indignation contre
indignation, outrance contre outrance. Il s’ensuit, soit un dialogue de sourds
entre des gens peu capables d’écoute, sans cesse aiguillonnés par des
trolls ; soit la constitution de sphères qui s’autonomisent, peuplées de
gens qui partagent les mêmes convictions, ici des citoyens qui pensent que le
gouvernement fait une politique pour le seul bénéfice des banquiers, là
d’autres qui estiment que les gilets-jaunes sont tous des ahuris.
Primat de l’émotion sur les faits
Ce primat de l’émotion a gagné la sphère publique et
médiatique. Ce qu’on entend, ce ne sont pas des arguments ou des idées, mais des émotions (« je suis en colère »,
« y en a marre ») et des perceptions (« je pense que je gagne
moins », « on se moque de nous »). Les faits n’ont plus grande
importance. C’est le règne de la croyance sur la connaissance : croyance
religieuse ou croyance sociale, il en va de même. Que 2 et 2 fassent
4 importe peu si certains pensent que c’est 5 ou 7. Insister sur le fait
que l’arithmétique établit clairement que c’est 4 sera perçu comme du
mépris ou de la condescendance…
La légitimité d’un mouvement semblant se mesurer au
degré d’émotion de ses protagonistes, ils sont incités à l’outrance et à la
surenchère dans les arguments, jusqu’à légitimer la violence :
« Monsieur le juge, j’ai lancé un pavé sur le CRS, mais, faut comprendre,
j’étais très, très en colère. »
Ce qui frappe aussi, outre les CRS et les casseurs,
c’est un dévoiement de la logique démocratique. Celle-ci ne doit, en principe,
s’appliquer qu’à des choix politiques : le peuple décide de faire ceci ou
cela. Mais, de plus en plus, elle s’applique aussi à bien d’autres
domaines : à l’art (Maître Gims est le meilleur chanteur, car le plus
écouté) ou même à la science (les Américains pensent que le réchauffement
climatique n’est pas d’origine humaine ou que la Terre a 5000 ans, et il
faut respecter cela).
Qu’une majorité de citoyens viennent à croire que l’on
peut s’abstenir de rembourser la dette de la France et que cela n’aura aucune
conséquence, et cela devient une vérité. Que l’idée de doubler le SMIC soit
largement soutenue, et ça devient option réaliste. La faisabilité des réformes
n’est plus un paramètre pertinent.
Au nom d’une démocratie caricaturée
Au nom d’une démocratie mal comprise et des impératifs
de l’audimat, sur quelque sujet que ce soit, les médias consultent d’ailleurs
l’homme de la rue ou le chroniqueur atrabilaire, plutôt que le savant. Sur le
réchauffement climatique, la dangerosité du glyphosate ou la croissance
économique, l’avis du citoyen vaut bien celui du Prix Nobel. Prétendre le
contraire, c’est mépriser le peuple.
Au nom d’une démocratie caricaturée, on estime ainsi
que l’avis de chaque citoyen, en toute chose, a la même valeur. On considère
aussi qu’une foule vociférante est le peuple souverain. Que les gilets-jaunes
aient voté à plus de 60 % pour le Rassemblement national et la France
Insoumise (sondage Slate, 4 décembre), et ne
représentent donc qu’une partie minoritaire de l’électorat, importe peu.
S’ajoute à cela la diffusion sans cesse plus grande
des fake news par les réseaux sociaux : on aura rarement vu autant
d’affirmations péremptoires et d’informations farfelues alimenter un mouvement
social. Il est quasiment impossible d’endiguer ce flot, en raison du caractère
émotionnel de la mobilisation, de l’hermétisme des sphères des réseaux sociaux
qui ne diffusent que des informations conformes à la pensée qui y domine, et du
temps nécessaire à la dénonciation d’une fake news.
S’il faut 10 secondes pour affirmer (comme on l’a
beaucoup entendu) que la France n’a plus de Constitution ou qu’elle va être
« vendue » à l’ONU, il faut 10 minutes pour expliquer d’où
viennent ces idées grotesques et pourquoi elles sont fausses.
En outre, la croyance prenant le pas sur la vérité, et
la fin justifiant les moyens, quand bien même on démontrerait que, non, la
police n’a pas tué 15 personnes lors de telle manifestation, le mobilisé
n’en démordra pas, au nom du « ça pourrait être vrai, alors on peut le
dire » ou du « les experts et les journalistes sont aux ordres du
pouvoir et des banques ».
Ce rapport élastique à la vérité, qui est une
constante du discours des populistes, se diffuse désormais à grande vitesse, y
compris parmi des citoyens a priori accessibles à la raison.
Un terrain de jeu idéal pour
manipuler l’opinion
Les réseaux sociaux sont aussi un terrain de jeu idéal
pour les organisations ou officines qui cherchent à manipuler l’opinion. On
sait aujourd’hui le rôle qu’elles ont joué dans la campagne du Brexit ou
l’élection de Donald Trump. On connaît le soutien indirect apporté par la
Russie à des candidats pendant la campagne présidentielle de 2017 en France.
On en saura sans doute plus d’ici quelques semaines
sur le rôle des réseaux antirépublicains d’extrême gauche ou droite,
royalistes, anarchistes ou ultra-catholiques, dans la mobilisation des gilets
jaunes (ce qui n’implique pas, bien entendu, qu’ils souscrivent à leurs idées).
Il ne serait guère surprenant d’apprendre que des pays
qui voient d’un mauvais œil l’existence d’un pays stable et progressiste comme
la France – et d’un ensemble pacifique comme l’Union – se sont mobilisés sur le
sujet aussi, pour favoriser la diffusion des revendications des gilets jaunes
et soutenir leur mobilisation.
Effets de contamination et de
surenchère
Les réseaux sociaux, comme certains médias à leur
remorque, favorisent aussi les effets de contamination et la surenchère :
les gilets jaunes protestent contre la hausse du gazole et obtiennent un
moratoire ? Qu’à cela ne tienne, lançons-nous (lycéens, étudiants,
agriculteurs, ambulanciers…) dans la bataille pour obtenir nous aussi la prise
en compte de nos revendications, ou du moins éviter d’être les victimes
collatérales des concessions obtenues par les autres – car chacun sait qu’il
faut que quelqu’un paie.
Les partis d’opposition et les syndicats sont
déconcertés par un mouvement qui leur échappe ? A défaut de pouvoir en
prendre le contrôle, mobilisons nos troupes pour surfer sur la vague du
mécontentement et profiter de la faiblesse d’un gouvernement aux abois.
La logique d’argumentation qui domine les réseaux
sociaux, et les médias d’information continue à travers ces plateaux où des
chroniqueurs viennent mesurer leur capacité respective d’outrance et de
démagogie, conduit à un relativisme du savoir et de la compétence qu’on a vu
poindre aux États-Unis dès les années 1990. Les experts ne savent rien. Les (bons) journalistes sont des menteurs. Les
élus des voleurs. Les ministres des incompétents…
On reconnaît, pour un temps encore, la compétence de
l’électricien, du pilote d’avion ou du chirurgien (personne ne souhaitant qu’un
citoyen lambda s’occupe de son installation électrique, prenne les commandes de
l’Airbus où il est installé ou l’opère du genou), mais le haut fonctionnaire
est un sot, le professeur un farfelu, le parlementaire un imposteur.
On méprise tout autant l’engagement associatif,
partisan, syndical, et l’on nie la compétence et la légitimité de ceux qui
donnent de leur temps, toute l’année durant, pour faire avancer des idées et
des causes, et savent comment mener une mobilisation et une négociation.
Aujourd’hui, celui qui crie le plus fort aura le dessus, quelles que soient ses
revendications. L’idée est que, puisque tous les responsables et élus sont
réputés avoir échoué à régler les problèmes (réels ou fantasmés) de la France,
Jacline Mouraud ou n’importe quel porteur de gilet-jaune ne peut pas faire
pire. Ils sont le peuple.
Face à tout cela, que pèsent la raison et
l’argumentation ? Rien, ou si peu.
Le gouvernement a commencé à faire des concessions aux
gilets jaunes, mais les agriculteurs et les routiers, qui vont subir par
ricochet les conséquences de ces décisions, se mobilisent à leur tour. Les
lycéens et les étudiants en profitent pour lancer leur révolution quinquennale,
avec une certaine fascination pour les méthodes extrêmes de certains gilets
jaunes.
Le chacun pour soi, plutôt que
l’intérêt général
Comment gérer une société dans laquelle chacun veut
plus sans se soucier du fait que toute dépense publique doit être financée et
que toute décision a des conséquences négatives ? Une société dans
laquelle le sens de l’intérêt général a cédé la place au chacun pour soi ?
Une société où l’on ne se soucie plus de la cohérence des discours et des
revendications ? Une société où les citoyens s’en remettent au premier
vendeur d’huile de serpent venu ?
L’optimiste pensera que les apprentis révolutionnaires
vont tôt ou tard être confrontés à la réalité, aux difficultés bien concrètes
de l’art de gouverner et de faire des arbitrages. Mais c’est oublier que, dans
un système où priment émotions, impressions et semi-vérités, il est facile de
renvoyer la responsabilité de ses échecs sur d’autres.
Observons les populistes de tout poil partout dans le
monde : leur impuissance est toujours imputée aux technocrates qui les
empêchent de mettre en œuvre leur programme, aux journalistes qui déforment la
réalité, ou à des groupes précis de la population qui nuisent aux intérêts du
peuple (Mexicains, Polonais, réfugiés ou banquiers, peu importe).
Il faut garder à l’esprit qu’un nombre croissant de
citoyens, en France comme ailleurs, pensent qu’il existe des systèmes
politiques préférables à la démocratie (on ne dit jamais lesquels) et sont
fascinés par les leaders autoritaires ou populistes. Les responsables qui
persistent à attiser le conflit ont tort d’estimer que la démocratie est un
acquis définitif et qu’ils seront capables de ramasser la mise électorale au
terme de la crise. Les premiers sondages montrent qu’ils n’en tirent aucun
profit. Ils ne font que le jeu des groupuscules antirépublicains qui
ont compris très tôt le parti qu’ils pouvait tirer de ce mouvement social.
Olivier Costa
The Conversation, 7 décembre 2018