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03 juillet 2014

L'État islamique en Irak et au Levant invente à Tikrit le «crime de guerre 2.0»



Les djihadistes ont diffusé sur les réseaux sociaux une série de photos des massacres de soldats et de policiers chiites lors de la prise de Tikrit.
La prise de Tikrit par les combattants de l'État islamique en Irak et au Levant (EIIL) a été accompagnée de massacres de masse de soldats et de policiers chiites que les assassins ont eux-mêmes photographiés avant de les diffuser via les réseaux sociaux1.

S'il est difficile de vérifier le lieu et la date exacte auxquels ont été pris ces clichés, ni si d'éventuelles retouches y ont été apportées, les scènes macabres présentent toutes les apparences de la réalité. On voit les combattants d'EIIL faire leur entrée dans Tikrit à bord de leurs camionnettes camouflées avec de la boue. La prise de la ville natale de Saddam Hussein, à mi-chemin entre Bagdad et Mossoul, s'accompagne de celle d'une grande base de l'armée irakienne, dont des unités entières se sont débandées sans combattre devant l'avance des combattants de l'EIIL2.
Les soldats prisonniers, en tenues civiles, parfois enfilées par-dessus leurs treillis camouflés, sont rassemblés comme du bétail par des miliciens de l'EIIL en armes. On les voit entassés, l'air terrorisé, dans des bennes de camions ou de camionnettes. Les légendes des photos les présentent comme les «troupeaux de l'armée safavide» (en référence à une dynastie iranienne). Ils sont ensuite forcés de s'allonger dans des fossés peu profonds, les mains dans le dos. Alignés devant eux, les djihadistes ouvrent le feu à bout portant sur les malheureux. Les dernières images montrent les corps entassés dans ces fosses communes, présentés complaisamment par les assassins.
Ces séries de photos sont sans doute le premier cas dans l'histoire où un crime de masse est ainsi documenté et mis en scène par ses auteurs, comme s'il s'agissait d'un glorieux fait d'armes. Les djihadistes ont depuis longtemps utilisé Internet pour rendre public leurs meurtres et leurs attentats, mais l'ampleur du massacre perpétré à Tikrit dépasse tout précédent, tout comme sa publicité. Selon les twitts de ses partisans, 1 700 personnes auraient ainsi été assassinées à Tikrit. Ce chiffre n'a pas pu être vérifié.
Les massacres de masse ne sont pas une pratique inconnue, en Irak comme ailleurs. Les Kurdes et les chiites avaient fait l'objet de massacres par Saddam Hussein. En 1991, lors de la première guerre du Golfe, Saddam avait repris contre toute attente le contrôle du pays en lançant sa Garde républicaine contre les chiites soulevés contre son régime, et qui avaient cru pouvoir profiter de sa défaite au Koweït pour secouer son joug. Des quartiers entiers avaient été rasés dans les citées du Sud, notamment dans les villes saintes chiites de Nadjaf et de Kerbala. Des dizaines de milliers de personnes avaient été sommairement assassinées, leur corps jeté dans des fosses communes. Après la chute de Saddam en 2003, ces charniers avaient été exhumés, mettant à jour une partie des victimes de cette répression. Nombre de militaires baasistes qui avaient perpétré ces crimes ont aujourd'hui rejoint les rangs de l'EIIL, et auraient joué un rôle crucial dans la prise de Mossoul.
La terrible guerre confessionnelle qui avait déchiré l'Irak sous occupation américaine entre 2006 et 2009 avait popularisé les vidéos et les photos de tortures et de meurtres, réalisées et diffusées par les deux camps. Ces images, comme celles des crimes des moukhabarats de Saddam, étaient à l'époque particulièrement prisées par beaucoup d'Irakiens, tout comme par un certain nombre de soldats américains, qui en faisaient les fonds d'écran de leurs téléphones portables.
Mais l'EIIL a franchi aujourd'hui un nouveau degré dans la guerre de la communication, en documentant pratiquement en temps réel la prise de Mossoul, puis sa marche vers Bagdad, diffusants twitts et posts au fur et à mesure de son avance. La fermeture par Twitter du compte de l'EIIL n'a pas interrompu le flux de cette publicité. Au lieu du secret d'un Ben Laden aux interventions parcimonieuses et soigneusement orchestrées, l'EIIL pratique désormais une communication tous azimuts, dont on ne sait si elle est destinée à semer l'effroi chez l'adversaire en renforçant sa réputation de cruauté, ou simplement due à la banalité de ces exactions pour ses militants. Le «crime de guerre 2.0» peut avoir aussi l'effet inverse, et renforcer la détermination des soldats irakiens de Maliki, qui se sont montrés jusqu'à présent complètement impuissants face aux guérilleros sunnites.

Adrien Jaulmes,
Le Figaro, le 16 juin 2014