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05 décembre 2021

En Syrie, une reprise controversée du tourisme

Bien que le pays soit toujours en guerre et l’objet de sanctions internationales, de plus en plus de voyagistes y proposent des séjours. Face aux critiques, ils se défendent d’œuvrer à la réhabilitation du régime et mettent en avant le soutien apporté à la population.

Déambuler dans les souks de Damas, voir la cité antique de Palmyre se dresser au milieu du désert et grimper au sommet du Krak des chevaliers, vestige des croisades : avec la promesse de découvrir un pays riche de dix mille ans d’histoire, resté loin des circuits touristiques depuis que la guerre civile a éclaté en 2011, les voyagistes spécialisés européens sont de plus en plus nombreux à reprendre le chemin de la Syrie.

La destination est sans nul doute fascinante pour les amoureux d’histoire et de voyages hors des sentiers battus. Mais, derrière les images en papier glacé de joyaux inscrits au Patrimoine mondial de l’Unesco se dessine une autre réalité. La Syrie de Bachar Al-Assad reste un pays en guerre, placé sous sanctions internationales, et où la répression qui y fait rage empêche le retour de plus d’un tiers de la population, qui vit aujourd’hui en exil.

L’agence Soviet Tours, basée en Allemagne, avait ouvert la voie en 2017, en programmant les premiers circuits touristiques dans le pays. Le président Bachar Al-Assad venait de reconquérir les deux tiers du territoire, avec le soutien de la Russie et de l’Iran. Sans tarder, le gouvernement syrien avait à nouveau ouvert le pays aux touristes, désireux d’afficher un semblant de normalité après des années de guerre, qui ont fait plus de 350 000 morts et des destructions massives.

Le spécialiste des voyages culturels français Clio lui avait emboîté le pas en 2019 jusqu’à ce la pandémie de Covid-19 ne vienne à nouveau isoler la Syrie du reste du monde. Depuis l’annonce, en octobre, de la reprise des délivrances de visas touristiques par Damas, une poignée de voyagistes européens proposent cette destination.

Petits groupes ou voyageurs individuels

La clientèle est au rendez-vous : certains circuits affichent déjà complets pour fin 2021 ou début 2022. Mais tous les visiteurs étrangers ne sont pas les bienvenus. « Les journalistes ne sont pour le moment pas autorisés à se joindre aux tours. C’est une directive stricte du gouvernement à laquelle nous devons nous plier », avertit Soviet Tours sur son site. « Nous devons déposer des demandes de visa et parfois, celles-ci sont refusées », reconnaît aussi James Willcox, le fondateur de Untamed Borders.

Les circuits élaborés par Soviet Tours, Clio ou encore les agences britanniques Untamed Borders et Rocky Road sont quasiment similaires ; ils sont destinés à de petits groupes ou à des voyageurs individuels, prêts à débourser 1 500 euros en moyenne pour un séjour d’une semaine.

Les sites visités se trouvent dans les régions contrôlées par le gouvernement Assad, « loin des zones de conflit », précise l’agence Soviet Tours. « Dans les régions que nous visitons, tout fonctionne à nouveau normalement : infrastructures routières et hôtelières, sites, monuments et musées. Nous avons retenu pour ce voyage une première catégorie de sites qui n’ont pas été endommagés par la guerre depuis 2011 », ajoute l’agence Clio. Ils se trouvent pourtant dans des régions qui ont, elles aussi, été affectées par la guerre comme Palmyre et Homs, mais aussi Damas où les combats ont fait rage jusqu’aux portes de la ville.

Conscients des interrogations et des critiques, nombreuses, que suscite leur choix de proposer des circuits en Syrie, les voyagistes s’en expliquent sur leur site. Ils se défendent de servir l’agenda politique du régime et disent promouvoir des pratiques de tourisme responsable. « Nous croyons que toute forme d’engagement, même de courtes visites, permet d’améliorer la compréhension culturelle entre les nations et les peuples, à la différence de l’isolement d’un pays qui n’aide en rien si ce n’est de renforcer le statu quo et ainsi le régime lui-même », justifie ainsi Shane Horan, le PDG de Rocky Road Travel.

« La Syrie n’est pas la Corée du Nord »

Tous mettent en avant le soutien qu’ils apportent à la population locale, alors que la Syrie est confrontée à une sévère crise économique. « Les Syriens souhaitent que la reprise de l’activité touristique intervienne le plus tôt possible. (…) Ils sont très nombreux à attendre de retrouver un travail pour pouvoir faire vivre décemment leurs familles. Boycotter leur pays alors qu’ils sortent péniblement d’un long cauchemar serait réellement leur faire subir une double peine », argue le voyagiste Clio. Avant la guerre, l’industrie du tourisme était florissante : elle contribuait à près de 14 % du produit intérieur brut (PIB) et employait 8,3 % de la main-d’œuvre locale.

Certains voyagistes disent veiller à travailler uniquement avec des guides locaux, en toute indépendance des autorités syriennes. « La Syrie n’est pas la Corée du Nord. Vous n’êtes pas obligés de travailler avec le gouvernement. (…) Certaines “agences” en Europe travaillent directement avec le gouvernement, c’est servir d’outil parfait de propagande et nous veillons à ne pas tomber dans ce piège », affirme ainsi Gianluca Pardelli de Soviet Tours.

L’argumentaire développé par ces voyagistes ne convainc pas le Syria Justice and Accountability Center (SJAC), une ONG syrienne qui avertissait déjà dans une note, en juillet 2021, des effets du tourisme post-guerre sur la réhabilitation du régime Assad. « Le gouvernement de Bachar Al-Assad cherche désespérément à trouver de nouvelles sources de revenus pour contourner les sanctions et renforcer la bonne volonté internationale à son égard. Une bouée de sauvetage possible vient d’une source inhabituelle – le tourisme », pointe le SJAC. Avant la pandémie, le gouvernement syrien avait facilité la venue d’influenceurs américains et européens, qui ont fait la promotion du pays sans mention aucune des violations des droits de l’homme.

« Si le tourisme peut effectivement aider certains Syriens, une promotion de masse sans nuance ni compréhension est au mieux irresponsable, au pire potentiellement fatale pour nombre de ceux qui vivent encore sous la violence, la pauvreté et la répression », conclut l’ONG, qui appelle à ne faire la promotion touristique du pays qu’une fois signé un accord de paix juste et permis le retour de centaines de milliers de Syriens déplacés de force.

Hélène Sallon (Beyrouth, correspondante)

Le Monde, 2 décembre 2021