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12 décembre 2021

Ceux qui disent “c’était mieux avant” n’ont pas à vivre dans le monde d’avant

 

Introduction

Comme le savent les visiteurs de ce blog, je me suis fortement engagé, avec une petite équipe, dans le cadre de l’élection présidentielle de 2022. Nous partageons une peur réelle de l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite, et de mon côté c’est Eric Zemmour que je considère comme la pire menace – même si, et heureusement, il est en phase descendante dans les sondages pour le moment.

On se souvient de la vidéo hallucinante annonçant sa candidature : au tout début, des images en noir et blanc évoquant les années 60 et 70, présentées comme un "paradis perdu", et une suite présentant la France d'aujourd'hui comme un enfer. Est-il à ce point manipulateur ? Ignorant ? Ce soi-disant "intellectuel si cultivé" ignore-t-il la marche de l'Humanité vers le progrès, les avancées de la science, de la médecine, de l'industrie, des libertés, des droits des femmes, des conditions de travail ? Irène Delse a écrit un des plus beaux articles déjà publiés sur notre site, à la fois long, dense et riche de dizaines de références. Plein de rappels, qu'il faut connaitre et avoir à l'esprit alors même qu'un imposteur voudrait ramener notre pays des décennies en arrière.

J.C

“Toutes les références culturelles de sa séquence nostalgie s’arrêtent aux années 70”, note Jean Corcos à propos de la vidéo de candidature d’Éric Zemmour. C’est l’homme du “c’était mieux avant”, et il compte sur notre manque de mémoire pour éviter la confrontation avec la réalité du monde d’avant. Et si on y regardait de plus près ?

En 1969, l’année de ma naissance, un nouveau traitement de l’asthme est arrivé sur le marché au Royaume-Uni : le salbutamol, aussi connu sous son nom commercial de Ventoline, qui a changé la vie de millions de patients dans le monde, en particulier les enfants, leur permettant de mener une vie quasi normale. C’était juste un peu trop tard pour moi, car il a fallu encore quelques années pour que la Ventoline arrive en France. J’ai donc connu l’époque où il n’y avait rien pour soulager une crise d’asthme, à part espérer et tâcher de rester calme pendant qu’on s’étouffait à petit feu. Pire que rien, puisqu’on brûlait des plantes dans une coupelle, une forme d’aromathérapie qui donnait une odeur agréable mais devait aggraver l’état des bronches en remplissant l’air de particules.

Je fais malgré tout partie des chanceux dont l’asthme s’est atténué avec l’âge, mais quelqu’un comme Marcel Proust a vécu toute sa vie en invalide, obsédé par sa santé et consommant des remèdes de charlatan, et a finalement été emporté par une bronchite à seulement 51 ans.

La médecine est bien sûr un domaine dans lequel les progrès ont été gigantesques aux XXe et XXIe siècles. La découverte des antibiotiques et leur large production après la Seconde Guerre mondiale a non seulement permis de guérir de nombreuses maladies, dont la redoutable tuberculose, mais a révolutionné aussi la chirurgie, en réduisant les infections post-opératoires qui jusque là rendaient la plupart des opérations un pari risqué. Des opérations plus longues, plus complexes ont été rendues possibles, et la guérison post-opératoire améliorée.

Mais ce n’est que l’une des révolutions de la médecine moderne. Vaccins, rayons X et autres formes d’imagerie, découverte des groupes sanguins, de l’insuline, du système immunitaire, du code génétique, compréhension toujours plus fine de la physiologie, du fonctionnement du cerveau… Les asthmatiques ne sont plus condamnés à mourir jeunes, ni les diabétiques. On ne meurt plus en accouchant. Les maladies mentales ne sont plus synonyme d’enfermement à vie. Des cancers qui étaient des sentences de mort il y a moins de 40 ans, comme le lymphome de Hodgkin, sont aujourd’hui maîtrisés. On survit de plus en plus, et dans de meilleures conditions, au terrible “crabe”.

Tous ces progrès cumulés ont conduit à la plus grande révolution démographique de l’histoire de l’humanité : une baisse drastique de la mortalité, en particulier la mortalité infantile, et un bond considérable de l’espérance de vie à la naissance. En France, celle-ci a été presque multipliée par 4 entre 1740 (la date la plus ancienne pour des données de recensement exploitables) et 2020. Et puisque les enfants qui naissent ont désormais une quasi-certitude d’atteindre l’âge adulte, les femmes ne sont plus obligées d’en mettre au monde deux ou trois pour en voir un survivre. Prenons un moment pour apprécier le soulagement psychologique que cela représente !

Et le progrès ne s’est pas arrêté là. Depuis 1980, l’espérance de vie en France a encore gagné 9 ans pour les hommes et 7 ans pour les femmes (en bonne partie grâce à la diminution du tabac). Les 20, 30, 40 dernières années ont vu arriver de nouveaux progrès qui améliorent à la fois l’espérance de vie et la qualité de vie : techniques de chirurgie micro-invasive qui permettent une récupération plus rapide ; survie des grands prématurés ; nouveaux vaccins, en particulier ceux qui permettent de prévenir certains cancers : vaccin contre l’hépatite B (cancer du foie) et surtout contre le HPV (cancer du col de l’utérus) ; et une meilleure compréhension des maladies mentales grâce au modèle biopsychosocial, qui permet aux patients d’être associés au processus thérapeutique.

Même l’émergence de nouvelles pandémies est l’occasion de voir l’accélération du progrès médical. Le sida a été reconnu comme maladie émergente à la fin des années 70, son agent pathogène le VIH a été isolé en 1983 (en France, comme on sait) et les premiers traitements vraiment efficaces (trithérapies) sont apparues à la fin des années 1990. Enfin une prophylaxie pré-exposition (PrepE) est disponible depuis la deuxième moitié des années 2010.

Autre virus émergent, le SARS-CoV-2 cause une maladie reconnue en 2019 (d’où son nom de Covid-19), qui a mis la planète quasiment à l’arrêt en 2020, mais a été identifié et son génome séquencé quasiment dans la foulée, ce qui a permis de produire les premiers vaccins au bout de quelques mois à peine. Aujourd’hui, ce sont les inégalités économiques entre pays qui entravent la maîtrise de la pandémie, et il n’est pas étonnant que parmi les “variants” qui relancent de nouvelles vagues, trois sur quatre sont venus du Sud global (Brésil, Inde, Afrique) contre un seul du Royaume-Uni.

On voit que les progrès de la science vont souvent d’un pas plus rapide que le progrès social. Mais quand la science rend l’impossible possible, la société mrt soudain les bouchées doubles. L’invention de la pilule contraceptive a donné aux femmes un outil puissant pour maîtriser leur fécondité, et donc organiser leurs vies, leurs carrières. Cette plus grande indépendance économique leur permet de ne plus être dépendante du mariage. Est-ce qu’on imagine ce que cela représente ? Tant qu’une femme n’avait pas de moyen de subsistance indépendant, quitter un conjoint violent était rendu difficile par cet obstacle pratique. Les années 1960 ont connu, en plus de la pilule, des progrès dans les droits légaux des femmes : capacité pour les femmes mariées de gérer leurs biens ou exercer une activité professionnelle sans devoir obtenir l’autorisation du mari.

D’autres droits ont suivi : légalisation de l’avortement, principe de la rémunération égale à travail égal, principe de la parité en politique, égalité des droits parentaux, droit de garder son nom de naissance et de le transmettre à ses enfants… Les deux dernières décennies du XXe siècle ont vu à la fois l’arrivée de la “pilule du lendemain”, permettant une forme d’IVG plus simple et plus souple, et la banalisation des “bébés éprouvettes”, qui ont permis à de nombreux couples stériles de réaliser leur rêve. La récente loi sur la PMA pour toutes a même ouvert cette possibilité aux célibataires et aux couples de femmes.

Ce sont des progrès dans les droits des individus et leur capacité à maîtriser leur destinée. D’autres évolutions sociétales importantes ont été le “mariage pour tous”, reconnaissance des familles homosexuelles avec capacité à adopter ; la reconnaissance du droit des personnes trans à vivre avec le genre qui leur convient le mieux ; la criminalisation des violences sexistes et racistes, au lieu de la tolérance de fait qui avait longtemps eu cours…

Autre bouleversement qui semble rester en travers de la gorge des réactionnaires : l’arrivée depuis le début des années 50 d’immigrés qui ont permis la reconstruction et le développement industriel du pays. Pas de Trente Glorieuses sans immigrés venus du Maghreb ! On avait alors privilégié le nombre, mais aujourd’hui, c’est l’immigration qualifiée qui fait défaut. Saurons-nous prendre ce tournant ?

Hélas, ce sont parfois les bénéficiaires du progrès eux-mêmes qui finissent par se détourner de la modernité et rêver d’un antan mythique, où il est probable qu’ils ne voudraient pas vivre s’ils pouvaient y retourner.

L’agriculture est un autre cas où le progrès technique et scientifique a changé la vie de générations d’êtres humains. Jusqu’aux années 1950 à peu près, les agriculteurs désherbaient à la main, un travail souvent dévolu aux femmes et aux enfants. Et il y avait la protection des cultures contre les oiseaux, les insectes, les limaces… On était bien obligé de ramasser les doryphores à la main. Et comme la terre était basse, on y envoyait les enfants des écoles : ceux-ci avaient moins à se baisser !

Un tel travail marquait les corps, bien sûr. Colonne vertébrale déformée par la “plicature champêtre”, articulations usées… Non seulement le machinisme agricole et l’agrochimie ont amélioré les rendements, mais ils ont rendu les conditions de travail des agriculteurs plus humaines. Et permis aux enfants d’agriculteurs d’envisager d’autres carrières. Mon père se souvient d’avoir entendu ses instituteurs, dans les années 50, répéter aux cancres, avec dérision : “L’agriculture manque de bras !” Ce ne serait plus vrai aujourd’hui, où un petit nombre d’agriculteurs nourrit le pays. C’est d’ailleurs devenu un métier hautement technique, où les agriculteurs sont des entrepreneurs qui se tiennent au courant à la fois des nouveautés techniques et des tendances du marché.

En fait, le niveau de vie du pays tout entier s’est amélioré pendant cette période. Ce n’est pas pour rien que l’on parle des “Trente Glorieuses”. Reconstruction après la guerre, plan Marshall, rattrapage économique par rapport aux USA… En 1945, la France était encore largement un pays agricole. En 1973, nous étions le pays du Concorde, des autoroutes et des centrales nucléaires. Nous avions un siège permanent au conseil de sécurité de l’ONU, un système de dissuasion nucléaire indépendant, un rôle central dans la Communauté économique européenne (CEE, ancêtre de l’UE) et nous avions gardé les avantages de l’OTAN sans devoir héberger sur notre sol des bases américaines.

Je sais que les déclinistes et autres polémistes d’extrême-droite aiment prétendre que le PIB français a “reculé” parce que nous sommes aujourd’hui la 5e puissance économique mondiale au lieu de la 3e en 1963 mais ils oublient un élément de taille : ce sont le Japon puis la Chine qui ont opéré un spectaculaire décollage économique, jusqu’à rattraper les pays européens !

Car l’histoire ne s’est pas arrêtée en 1973 et la fin des Trente Glorieuses. Faut-il parler de la révolution numérique ? Quand je suis entrée dans la fonction publique, en 1997, les ordinateurs individuels n’étaient pas encore arrivés partout : il fallait utiliser deux machines différentes pour consulter le dossier d’un contribuable et pour écrire un courrier répondant à sa question. Et il n’y avait pas de courriel pour lui envoyer cette réponse instantanément.

Ou bien on pourrait parler de la façon dont l’agriculture française est devenue un modèle de développement durable, alors que les années 1970 étaient celles du remembrement et de l’usage massif de la chimie ? Ou de la nouvelle course à l’espace, avec de nouveaux acteurs étatiques aussi bien que privés ? De la prise de conscience de l’énorme défi du réchauffement climatique ? De la chute de l’Union soviétique et de l’émergence de nouvelles démocraties en Europe ? [1]

Quant à la construction européenne, elle prend un nouveau tour dans les années 80 et 90 : création de l’Union européenne, entité dotée d’un parlement, d’une monnaie unique et de plus en plus de programmes politiques communs. On l’a vu au cours de la pandémie : initiative commune de financement de la recherche et d’approvisionnement en vaccins, plan de relance de l’économie ; on a vu aussi les 27 unis face à la crise du Brexit, et plus récemment devant l’exploitation cynique des migrants par la Biélorussie.

Et dans l’Europe, la France est plus que jamais un membre clef : à la fameuse relation privilégiée franco-allemande est venue s’ajouter récemment une entente franco-italienne avec le traité du Quirinal. Et nous cultivons d’autres partenariats avec la Grèce, l’Irlande… On a encore vu tout récemment, avec l’affaire de la campagne pro-voile du Conseil de l’Europe, que quand la France parle d’une voix ferme, elle est entendue. Ceux qui dépeignent une France “isolée” sont ignorants ou de mauvaise foi !

S’il y a un grain de vérité dans la complainte des déclinistes, c’est dans la tendance des vingt ou trente dernières années à la désindustrialisation : malgré une recherche de haut niveau et un certain nombre d’entreprises industrielles compétitives au niveau mondial, c’est tout un tissu industriel qui avait commencé à se défaire en France, avec perte d’emplois mais aussi de savoir-faire. Le décalage entre la réalité de la formation et les besoins des entreprises contribuait à ce recul, tout comme le manque d’investissements. Pourquoi j’en parle au passé ? Parce que la tendance s’est inversée depuis 2017, grâce aux réformes du marché du travail, de la fiscalité des entreprises et de la formation professionnelle. La France connaît enfin une vogue de l’apprentissage au même niveau que l’Allemagne, elle est devenue le pays le plus attractif d’Europe pour les investisseurs et elle a recommencé à ouvrir plus d’usines qu’il ne s’en ferme.

Au concentré de nostalgie passéiste du candidat d’extrême-droite, on peut préférer cette séquence d’une minute 1/4 postée par Emmanuel Macron sur sa page Facebook le 12 octobre, avec le commentaire : “Le rêve est possible.” C’est une galerie d’images et d’extraits vidéo allant des frères Lumière et de Marie Curie jusqu’à la fusée Ariane, au cœur artificiel Carmat et au spationaute Thomas Pesquet dans la Station spatiale internationale. Plus d’un siècle d’inventions, de recherche et d’innovation. Plus d’un siècle de Françaises et de Français qui suivent leurs rêves. Et la preuve qu’on peut être conscient des accomplissements passés sans pour autant vouloir s”y enfermer.

Irène Delse,

Publié sur le site « Résistance aux Extrémismes », le 11 décembre 2021

Notes

↑1

Que certains de ces pays soient en train de revenir en arrière, largement sous l’influence du régime de Poutine, ancien cadre du KGB et nostalgique de la grandeur impériale russe, n’est pas une réfutation de la démocratie mais un signe de la toxicité de l’héritage laissé par l’URSS.