Chronique. Au début, le virus a fait un choix
« social » si l’on peut dire : le Covid-19 a frappé
prioritairement le monde riche. Certes, la Chine reconfine ces jours-ci à
Pékin, mais l’ensemble des pays les plus développés sortent, cahin-caha, de la
tourmente sanitaire.
Ce n’est pas le cas au « Sud ». Nombre de
pays en voie de développement, et certains parmi les plus pauvres d’entre les
pauvres, livrent aujourd’hui une double bataille – contre un coronavirus encore
en pleine toxicité et contre la récession venue du Nord. Situation inédite
depuis des dizaines d’années dans le monde, la lutte contre la pauvreté recule.
Face à la pandémie, les profils au Sud restent très
divers. Certains des pays à économies émergentes – Inde, Brésil – sont durement
touchés, mais aussi l’Afghanistan, le Pakistan, le Népal, le Pérou. Peut-être
protégée par sa jeunesse, l’Afrique semble relativement épargnée, mais pas
partout. Ailleurs, comme au Machrek (Irak, Syrie, Liban, Jordanie et
Palestine), le mélange Covid-conflits-récession provoque ou entretient des
drames humanitaires sans fin.
Les chiffres ne disent qu’une part de la réalité. La
Banque mondiale annonce pour 2020 une contraction de la richesse globale de
5,2 % se répartissant ainsi : − 7 % pour les pays développés
(dont − 9,1 % pour la zone euro) et − 2,5 % pour les pays en
développement. Epargnés, ces derniers ? Nullement. L’estimation de la
Banque mondiale rend mal compte de ce qu’ils vivent ou vont vivre :
l’impact cumulé d’une série de maux qui les frappent plus particulièrement. Au
bout de cette spirale d’avanies, il y a l’extension du domaine de la faim,
l’explosion de la dette et la perspective de forts troubles intérieurs.
Grand manitou de la macroéconomie au quotidien
Financial Times, Martin Wolf observait récemment que l’économie mondiale
allait en 2020 connaître le « choc le plus profond jamais
enregistré en temps de paix depuis cent ans » : « Il
pèsera plus sur les plus fragiles que sont les économies émergentes ».
Il y a plusieurs raisons à cela.
Sans grande capacité d’emprunt
Quand il s’agit de combattre simultanément le virus et
la récession, l’absence d’Etat-providence – inexistant ou embryonnaire au Sud –
se fera cruellement sentir. Dans un pays comme l’Inde, l’une des plus brillantes
des économies du groupe émergent, la part de la richesse nationale consacrée à
la santé ne doit pas dépasser 2 % du produit intérieur brut (PIB) –
comparés aux 11 % en Allemagne ou en France.
La situation est semblable au Pakistan. Elle est
catastrophique en Afghanistan, dépourvu de l’esquisse même d’un Etat social et
qui doit affronter virus, guerre et effondrement économique. En cascade et
conséquence de la chute de la croissance au Nord viennent s’ajouter, pour
nombre de pays du Sud, la diminution ou l’arrêt des contributions des
expatriés, la baisse des cours des matières premières et, au Maghreb ou en Asie
du Sud-Est, le coup porté au tourisme. L’ensemble pèse d’autant plus fort sur
des Etats souvent déjà lourdement endettés et, contrairement à ceux du Nord,
sans grande capacité d’emprunt.
La crise due au coronavirus est une catastrophe qui « remet
en cause la réduction de la pauvreté à l’œuvre depuis un quart de
siècle », écrit, dans Les Echos, la professeure Akiko Suwa-Eisenmann,
de l’Ecole d’économie de Paris.
Le chef des économistes du Programme alimentaire
mondial (PAM) de l’ONU, Arif Husain, sonne l’alarme dans le New York Times :
« une crise globale de la faim » menace. Ici et là, en Afrique
ou ailleurs, s’installe, selon lui, une « situation de
sous-alimentation aiguë qui va sans doute toucher quelque
250 millions de personnes ». Manière technocratique de dire que
la famine rôde alentour ?
Arif Husain observe encore : « Phénomène
constant dans l’histoire, quand des peuples sont confrontés à la guerre,
à des désastres naturels ou à la faim, ils émigrent (…) et ce sera le
cas aujourd’hui, il faut s’attendre à une très probable nouvelle vague
de réfugiés. »
Une certaine forme de
démondialisation
Dans les pays émergents et dans ceux qui sont en voie
de développement, la lutte contre le Covid-19 et la crise économique
supposerait, estime l’ONU, de mobiliser 2 500 milliards de dollars
(environ 2 200 milliards d’euros). Le virus détruit les finances
publiques des plus pauvres – c’est le cas en Equateur, en Zambie, en Jamaïque,
au Tchad, en Bolivie, au Zimbabwe, mais aussi au Liban. Ces pays sont déjà
massivement endettés, avec des pourcentages exorbitants de leur budget consacré
à la dette.
En Afrique subsaharienne, le service de la dette
représente une somme supérieure à celle consacrée à la santé. Des institutions
comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) peuvent
allonger les maturités. Vingt des plus riches des pays prêteurs ont déclaré un
moratoire sur les remboursements. Certaines dettes seront annulées.
Mais nombre de pays du Sud, profitant de la faiblesse
des taux d’intérêt, se sont endettés auprès d’institutions privées. On compte
ici en milliards de dollars. Les prêteurs privés ne seront pas aussi
accommodants que les autres. Beaucoup de ces dettes arrivent à maturité. Le FMI
et la Banque mondiale s’attendent à un nombre record de pays se déclarant
simultanément en défaut de paiement.
A plus long terme se profile peut-être la menace d’une
certaine forme de démondialisation, à tout le moins de rerégionalisation
des chaînes de valeur et du commerce mondial. Le groupe des pauvres et des
émergents est dans le collimateur : son développement est lié à la
globalisation économique. Celle-ci a créé des pauvres au Nord, mais elle a
réduit comme jamais l’extrême pauvreté dans les pays en voie de développement.
Chez ceux-là, avec plus d’impatience que partout
ailleurs, on attend le vaccin ou quelque autre remède. Il faudra produire à des
milliards d’exemplaires. Et distribuer gratuitement.
Alain Frachon,
Le Monde, 18 juin 2020