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18 mars 2021

« Pour une majorité d’Etats arabes, la guerre avec Israël, motivée par l’affaire palestinienne, c’est terminé »


 Avec la normalisation des relations entre Israël et la plupart de ses voisins, c’est une nouvelle donne géopolitique qui s’impose, structurée notamment par l’expansionnisme iranien, estime dans sa chronique Alain Frachon, éditorialiste au « Monde ».

Chronique. Le 8 mars, une étonnante formation aérienne a sillonné le ciel du Moyen-Orient. Deux bombardiers stratégiques américains, des B-52H, étaient en exercice de démonstration de force. C’est l’accompagnement qui a retenu l’attention : des chasseurs F-15 israéliens, puis saoudiens et qataris. Le Pentagone a parlé d’une « patrouille multinationale » – américano-israélo-arabe.

La même semaine, Thomas Friedman, l’un des chroniqueurs du New York Times, relevait ce chiffre : depuis octobre 2020, et l’annonce de la normalisation des relations entre Israël et l’Etat des Emirats arabes unis (EAU), 130 000 Israéliens ont visité Abou Dhabi, la capitale des EAU. Le vol El Al Tel-Aviv - Abou Dhabi ne désemplit pas. Les ressortissants de l’un et l’autre pays sont dispensés de visa. Les puissants fonds financiers émiratis envisagent des participations dans la haute technologie israélienne.

Signataire avec l’EAU des « accords d’Abraham » – sur l’établissement de liens officiels avec Israël –, le micro-émirat de Bahreïn fait appel, poursuit le New York Times, à l’Israel’s Mekorot National Water Company pour désaliniser l’eau.

« La diplomatie d’Abraham », prophète œcuménique, n’aurait pas eu lieu sans le feu vert de l’Arabie saoudite. Elle a été approuvée par la Ligue arabe – en dépit des protestations des Palestiniens. Initiative de l’administration Trump, elle a été saluée aux Etats-Unis bien sûr, républicains et démocrates à l’unisson, mais aussi en Europe, à Moscou et à Pékin, chacun ânonnant un vague couplet sur la question palestinienne.

Après une longue brouille de nature politico-idéologique, l’émirat du Qatar se réconcilie, un peu, avec la maison des Saoud, mais sans suivre encore la ligne abrahamique. Cependant, à la demande d’Israël, le Qatar achemine régulièrement une assistance humanitaire à Gaza, ce territoire palestinien que contrôle le Hamas, rappelle Gilles Kepel dans son dernier livre – « Le Prophète et la pandémie ».

Premier Etat arabe à ouvrir une ambassade à Tel-Aviv (en 1979), l’Egypte du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi coopère aujourd’hui avec l’armée israélienne contre les réseaux gangstero-islamistes du Sinaï. La Jordanie – qui a suivi l’exemple de l’Egypte en 1994 – entretient depuis les meilleures relations avec Tsahal.

Echec du nationalisme arabe

Comme le remarquait dès l’automne 2020 le journaliste Guy Sitbon, savant vétéran des aventures du Moyen-Orient, « personne ne l’annonce, mais la guerre est finie ». Pour une majorité d’Etats arabes – on ne parle pas de l’opinion arabe –, l’état de guerre avec Israël, motivé par l’affaire palestinienne, c’est terminé.

On dira que cette situation ne date pas d’hier, mais les « accords d’Abraham » l’officialisent. Il y a des évidences qui gagnent à être expressément formulées. Ces accords « enterrent le conflit israélo-arabe comme facteur structurant le Moyen-Orient », écrit Kepel. L’histoire a besoin de marqueurs : « On tourne la page de la résolution [de la Ligue arabe] de Khartoum dont les signataires, au lendemain de la guerre de juin 1967, s’engageaient, selon la règle des trois “non”, à refuser à Israël toute paix, reconnaissance ou négociation. »

Les raisons qui expliquent la marginalisation de la question palestinienne sont nombreuses : fin de la guerre froide ; échec du nationalisme arabe ; moindre importance du pétrole moyen-oriental ; coupable complaisance américaine et européenne pour la colonisation israélienne ; division du mouvement national palestinien ; explosion du radicalisme djihadiste.

On s’arrêtera sur l’une d’elles : l’expansionnisme iranien dans le monde arabe. Agressée dès sa naissance par les régimes arabes – auxquels, il est vrai, elle promettait le pire –, la République islamique, née en 1979, avait bien des raisons de vouloir une ligne de défense au-delà de ses frontières.

Au fil des ans, des guerres et des interventions américaines, notamment, Téhéran va constituer son « croissant chiite » – cette sorte de dominion arabe où, par milices chiites locales interposées, l’Iran contrôle pour partie le pouvoir en Syrie et vassalise l’Irak et le Liban. Chacune de ces situations a son histoire et sa singularité. La théocratie iranienne, portant haut et fort la cause palestinienne et mettant en doute la pérennité d’Israël, a su, parfois, s’attirer les sympathies de l’opinion arabe.

Menace existentielle

Mais cet expansionnisme iranien, durable et prédateur, exercé par un pays aux desseins nucléaires pour le moins ambigus, est aujourd’hui vécu comme une provocation pour une partie de l’opinion arabe et comme une menace quasi existentielle pour les régimes en place – à Riyad comme à Jérusalem. L’impérialisme « perse » a déclassé la question palestinienne et a fait naître l’alliance israélo-arabe.

Les trois puissances non arabes de la région – l’Iran, Israël et la Turquie – y jouent aujourd’hui un rôle prépondérant. Leurs interactions façonnent le Moyen-Orient. les Israéliens confortent leur alliance anti-iranienne avec les Arabes. Les Iraniens s’accrochent à leur « croissant chiite ». La Turquie de Recep Tayyip Erdogan joue sur tous les tableaux, pour satisfaire un furieux tropisme de revival néo-ottoman.

Les Etats-Unis restent la puissance stratégique dominante au Moyen-Orient. Profitant des guerres de Syrie, la Russie a retrouvé sa place. La Chine s’impose économiquement et déploie un réseau portuaire de plus en plus dense. L’Europe n’est pas absente. Mais la fin du conflit israélo-arabe a autonomisé la région. Kepel parle joliment d’un « Moyen-Orient désinhibé par rapport aux grandes puissances ». Une autre histoire a commencé.

PS : consacré à Erdogan, le dernier numéro de « La Revue des deux mondes » (mars 2021) décrypte en détail « Le spectre ottoman ».

Alain Frachon,

Le Monde, 11 mars 2021