Connaissez-vous Adonis - non
pas la figure mythologique, mais le poète, considéré comme le plus grand du
monde arabe pour notre époque, et qui rata à plusieurs reprises le Prix Nobel
de Littérature ? Sur certaines photographies, cet octogénaire porte une grande
écharpe rouge à la Aristide Bruant ; sa coiffure le fait vite reconnaitre
aussi, avec de longs cheveux longs d'un
blanc immaculé ... Bref, Adonis personnifie vraiment par sa silhouette la
figure du vieil intellectuel engagé.
Mais son engagement fut-il
toujours le même ? Sans doutes pas.
Une tentation extrémiste
dans sa jeunesse
Pour rappel "Adonis" est le pseudonyme d'Ali Ahmed Saïd Esber, poète et
critique littéraire né le 1er janvier 1930. Un nom
de plume qui se réfère à un dieu d'origine phénicienne.
Un
poète arabe se donnant comme pseudo une divinité d'origine phénicienne, voilà
qui était déjà original. Sans doutes son origine y était pour quelque chose,
puisque Adonis est né près de Lattaquié, dans une famille alaouite, cette minorité
qui a tenu la Syrie d'une poigne de fer pendant plus de 40 ans, jusqu'à
l'horrible guerre civile actuelle. Quels furent les engagements de sa jeunesse
? Sa biographie nous apprend qu'il versa jeune dans l'ultra nationalisme, et qu'il
fut emprisonné à l'âge de 25 ans pour appartenance au "Parti Social Nationaliste
Syrien". Etrange mouvance que ce PSNS ! C'était à l'origine un parti
politique laïque, tenant plutôt un discours de gauche. Fondé en 1932 à Beyrouth
par des minoritaires marginalisés dans leur pays (grecs orthodoxes, chiites, druzes),
il avait pour programme une "grande nation syrienne" avec l'objectif
totalement fou de réunir, sous direction syrienne, le Liban, la Syrie, la
Palestine, la Jordanie, l'Irak, le Koweït ... mais aussi Chypre et le Sinaï !
La révolution par la poésie
?
Débuts inquiétants, donc
pour le futur "plus grand poète arabe vivant", qui dut fuir en 1956 son
pays natal pour le Liban. Il ne renia pas vraiment son nationalisme panarabe,
exprimé par exemple dans la revue Mawâkif (« Positions »), une
revue interdite dans une partie des états voisins. Mais il s'est principalement
consacré depuis lors à la littérature : fondation de la revue Chi'r (qui
signifie « Poésie », mot très voisin du "Shir" hébraïque
signifiant "chant")) ; traduction de grands classiques de la
littérature française comme Baudelaire ou Saint-John Perse ; recherche de
pistes pour renouveler la poésie arabe contemporaine, en s'appuyant à la fois
sur son passé mais aussi sur des échanges avec la poésie occidentale : bref, un
vrai intellectuel universaliste, et en même temps une arabité assumée.
Reuven Snir, son traducteur
en hébreu, connait parfaitement le personnage et son œuvre. Il note ainsi, dans
un article très riche publié en 2012 par le journal "Haaretz" (lire
ici), combien Adonis fut iconoclaste dans certaines publications : ainsi,
et bien avant Salman Rushdie qui sera victime d'une "fatwa" pour ses versets sataniques, il se présenta
souvent dans des poésies des années 50 ou 60 comme un messager divin, ou comme
Dieu lui-même ... on retrouve donc, comme fil conducteur de ses engagements, un
refus de se soumettre à la chape de plomb de la bienséance musulmane.
Adonis l'exilé en Occident
Dans le fond plus libanais -
il en prit la nationalité en 1962 - que syrien, il décida de quitter son pays d'adoption en
pleine guerre civile. Il vit à Paris depuis 1985, où il représente la Ligue
Arabe auprès de l'UNESCO.
Présenté chaque année pour
le Prix Nobel, il l'a raté régulièrement, le seul lauréat arabe à ce jour étant
l'égyptien Naguib Mahfouz. Avec une œuvre imposante de 20 recueils de poésies
recensés en 2012, c'est aussi un véritable théoricien de la littérature, mais
dont le style - en rupture totale avec la musique classique de la poésie arabe -
l'a isolé de son lectorat au Moyen-Orient. Un isolement renforcé plus tard,
lorsqu'il refusa de soutenir clairement la révolution en Syrie.
Adonis et le conflit
israélo-arabe
Comme
l'écrit toujours Reuven Snir dans l'article précité, l'attitude d'Adonis vis à
vis du conflit varia très souvent. Il fut en particulier traumatisé par un
bombardement israélien à Beyrouth en 1981, où son appartement fut endommagé. Plus
tard, il noua des relations amicales avec deux poètes israéliens, Natan Zach et
Ronny Sommek. Mais Snir, qui traduisit une partie de ses poésies en hébreu,
relève aussi son extrême prudence et la peur que des contacts officiels
(interviews, rencontres) soient interprétés comme une forme de trahison. Sur le
conflit israélo-palestinien, il exprime à présent une forme de désespoir -
jointe à une compassion naturelle pour les Palestiniens.
S'est-il senti mal à l'aise
lorsqu'un appel des délégués arabes réclama - et obtint - l'année dernière le
report de l'exposition ''Le Peuple, le Livre, la Terre : 3500 ans de relations
entre le peuple juif et la Terre sainte'', consacrée aux liens du peuple juif
avec la Terre Sainte ? Dans cet
article très documenté publié dans le "Huffington
Post", Jean-Pierre Lledo rappelle les faits suivants :
"Lorsque fin Mars 2001,
dans un Appel publié par le Monde (5), 14 intellectuels arabes, parmi lesquels
Adonis, Darwich, et Edward Saïd, demandèrent l'annulation de la Conférence
mondiale du négationnisme qui devait se tenir à Beyrouth, à l'initiative d'un
néo-nazi suisse, Jürgen Graf, à qui Khomeiny avait accordé l'asile et la
nationalité, ce fut une levée immédiate de boucliers dans le monde arabe.
L'Union des écrivains jordaniens demanda des comptes à chacun d'eux. L'histoire
retiendra qu'un seul se déjugea et ce fut Edward Saïd. Enfin et pour ne pas
multiplier les exemples, rappelons que le grand poète syrien Adonis, depuis
longtemps en exil, fut exclu de l'organisation des Ecrivains arabes, uniquement
pour avoir dit que les Arabes devaient reconnaitre que les Juifs sont une
composante de l'histoire du Moyen-Orient ! "
Adonis, voix critique du
monde arabe
Il sut faire preuve d'un
grand courage lorsqu'il s'interrogeait, le 20 avril 2011, sur la chaîne
"Al Arabiya", à propos des raisons du retard du monde arabe :
"Pourquoi nous trouvons-nous, nous Arabes,
toujours à l´écart des progrès historiques ? Notre seule action, si action il y
a, consiste à donner naissance à des régimes totalitaires. Pourquoi sommes-nous
absents de tout processus de civilisation, à l´exception de quelques individus
– des penseurs et des scientifiques, des expatriés résidant à l´étranger
?"
La réponse était claire pour
lui : ce retard était du à l'exploitation politique de la religion. On peut
l'entendre sur cette vidéo de
Memri en lien