L’humiliation infligée à la première puissance
militaire mondiale, les erreurs d’évaluation et opérationnelles commises par
les Etats-Unis soulèvent une série de questions de fond sur leur rôle dans le
monde.
Analyse. « Débâcle » : le mot est le même en français
et en anglais, et il est omniprésent dans les récits de Kaboul depuis le
dimanche 15 août. « Débâcle » : « Déroute d’une armée.
Débandade » (Larousse), « Grand désastre, échec total. Fiasco »
(Merriam-Webster).
Rares sont ceux, en revanche, qui parlent de
« défaite » à propos du retrait chaotique des Etats-Unis de
l’Afghanistan, à l’issue de leur plus longue guerre – vingt ans. A quel moment
une débâcle tourne-t-elle à la défaite ?
La tournure que prendront les événements à Kaboul dans
les jours et les semaines qui viennent en décidera : combien d’Afghans
désireux de partir pourront-ils être évacués ? Quel sera le sort de ceux
qui resteront ? Quels acquis pour la société civile, et en particulier
pour les femmes, seront-ils préservés sous le régime des talibans ? Le
pays redeviendra-t-il une base pour le terrorisme international ?
En catastrophe, Washington, pris de vitesse, tente de
limiter les dégâts. Mais une semaine après la chute de Kaboul, qui a finalisé
la reconquête éclair de l’Afghanistan par les talibans et précipité la fuite
des Américains et de leurs alliés, les conséquences géopolitiques de la débâcle
que constitue le retrait des Etats-Unis est déjà perceptible. L’humiliation
infligée à la première puissance militaire mondiale, les erreurs d’évaluation et opérationnelles commises
par les Etats-Unis soulèvent une série de questions de fond sur leur rôle dans
le monde.
La clôture d’un cycle plutôt que la
fin d’un « siècle américain »
A court terme, l’impact sur l’image des Etats-Unis est
désastreux. Les scènes déchirantes à l’aéroport de Kaboul, les comparaisons
avec l’évacuation de Saïgon, au Vietnam, en 1975, les contradictions entre
les différentes déclarations du président Joe Biden depuis juillet, l’analyse
post-mortem du processus de décision à Washington par les médias américains, le
bilan des erreurs de jugement de quatre présidents successifs en vingt ans, le
rappel des avertissements dont personne n’a voulu tenir compte, tout cela est
accablant. Contrairement aux pays totalitaires, les échecs américains se
déroulent au grand jour : l’omerta n’est pas une option.
Pour autant, l’épisode pèsera sans doute plus sur le
crédit politique de Joe Biden que sur celui de la puissance des Etats-Unis. La
débâcle du retrait afghan n’arrive pas comme un coup de tonnerre dans un ciel
d’azur : le fiasco de l’invasion de l’Irak en 2003, sa série de
bavures tragiques et le chaos dans lequel elle a durablement plongé le
Moyen-Orient paraissent, en comparaison, plus lourds de conséquences.
Le 15 août 2021 marquerait ainsi la clôture
du cycle de guerres américaines ouvert par les attentats du
11 septembre 2001, plutôt que la fin d’un « siècle
américain ».
Depuis un siècle, l’interventionnisme américain est en
effet marqué par un caractère cyclique, avec des périodes de retrait qui succèdent
à des phases d’activisme, et par une capacité de rebond propre à
l’Amérique : quinze ans après le traumatisme de la guerre du Vietnam, les
Etats-Unis remportaient la guerre froide. La fin du cycle des interventions
post-11-Septembre ne signifie pas nécessairement le désengagement des
Etats-Unis des affaires du monde.
La crédibilité des Etats-Unis et la
rivalité avec la Chine
Joe Biden dit même le contraire, puisqu’il affirme
quitter l’Afghanistan pour pouvoir se concentrer sur des enjeux plus
stratégiques – essentiellement la rivalité avec la Chine.
Cette posture pose deux questions : l’Asie
centrale ne figure-t-elle donc pas au rang des enjeux stratégiques dans le jeu
des grandes puissances ? Et si l’Amérique de Biden ne parvient pas à tenir
tête aux talibans, comment peut-elle prétendre défendre Taïwan d’une éventuelle
agression chinoise ? C’est l’argument aussitôt avancé par Pékin après la
chute de Kaboul. Joe Biden y a répondu de la manière la plus froide qui
soit : Taïwan est bien un enjeu stratégique, même sans avoir le rang
formel d’allié comme le Japon ou la Corée du Sud. Washington ne se retire pas
du monde, mais entend y intervenir de manière plus sélective, uniquement lorsque
son propre intérêt est en jeu.
En réalité, en 2021, le vrai point faible de la
crédibilité des Etats-Unis n’est ni militaire ni diplomatique, mais politique,
juge le politologue Francis Fukuyama dans The
Economist : la société américaine, dit-il, est aujourd’hui
si polarisée qu’elle ne parvient plus à trouver de consensus.
« Les Etats-Unis ne vont probablement pas
regagner leur statut hégémonique, et ce n’est d’ailleurs pas souhaitable. Ce à
quoi ils peuvent aspirer est un ordre mondial en harmonie avec les valeurs
démocratiques. Et ce n’est pas en menant des actions éclairs à Kaboul qu’ils
peuvent y parvenir, mais en recouvrant un sens d’identité nationale et
d’objectif commun chez eux. »
L’OTAN et la relation avec les
alliés européens
Pour les Européens, une fois de plus, le réveil est
rude. Solidaires des Etats-Unis dès la première heure, le
11 septembre 2001, engagés en Afghanistan à leurs côtés dans le cadre
de l’OTAN, ils fournissaient, à la fin de l’intervention et alors qu’il ne
restait plus que 2 500 soldats américains, les deux tiers des
effectifs militaires sur le terrain. Ils ont eu plus d’un millier de morts et
d’innombrables blessés. La campagne d’Afghanistan, c’était aussi la leur.
Mais le pouvoir de décision, y compris sur le retrait
et ses modalités, a été exclusivement américain, malgré l’impact possible pour
l’Europe d’un éventuel exode de réfugiés ou d’une reprise du terrorisme.
Lorsque les responsables américains ont briefé leurs partenaires européens à
l’OTAN sur l’organisation et le calendrier du retrait, les tentatives de
quelques-uns d’entre eux – Britanniques, Allemands, Turcs – d’influer sur le
cours des choses ont été balayées. « America first », sous Biden
comme sous Trump. « Les Allemands étaient très inquiets, se
souvient un diplomate, ils ont proposé de rester plus longtemps. »
Mais rester… sans l’appui de la force
américaine ? Impossible. A la Chambre des communes, le 17 août, les
députés britanniques, dont huit ont servi en Afghanistan, semblent découvrir la
réalité de la limite de la puissance de « Global Britain ». Ils
laissent exploser leur frustration, qualifient l’attitude du grand allié
américain de « honteuse ». « Imbécile », ajoutera
même, cinglant, l’ancien
premier ministre Tony Blair sur son site.
Pour Armin Laschet, le dauphin d’Angela Merkel à
Berlin, c’est la « plus grande débâcle pour l’OTAN depuis sa
création ». La chancelière elle-même reconnaît que l’expérience est « amère » :
comme les Américains, les renseignements allemands ont mal évalué la
progression des talibans.
Biden suit la leçon d’Obama
Le fait qu’un débat aussi vif sur l’unilatéralisme
américain en matière de sécurité s’ouvre à Londres et à Berlin plutôt qu’à
Paris (les Français ayant quitté l’Afghanistan en 2014) est-il de nature à
réveiller les Européens et à stimuler la réflexion stratégique en cours à
l’OTAN depuis les déclarations du président Emmanuel Macron, en 2019,
sur la « mort cérébrale » de l’organisation ?
L’évolution de ce débat en Allemagne, en particulier,
sera à surveiller, en marge des élections du 26 septembre ; Christoph
Heusgen, ancien proche conseiller de Mme Merkel et ex-ambassadeur à
l’ONU, analyse déjà les leçons de « la catastrophe afghane »
sur l’engagement franco-européen au Mali, dans une
tribune publiée par le think tank European Council on Foreign Relations
: fustigeant le « profond manque de respect » des Etats-Unis
pour leurs partenaires, il juge qu’il ne faut pas renoncer à intervenir à
l’étranger, à condition de se montrer plus exigeant vis-à-vis des
dirigeants locaux – un message qu’il adresse à la France et au Mali.
C’est l’autre débat que soulève la débâcle
afghane : le nation building a-t-il un avenir ? Faut-il se
limiter à des interventions éclairs de type « on entre, on frappe et on
s’en va » ? « Est-on encore capable de construire une paix
durable », s’inquiète un diplomate européen ?
« Nous ne pouvons pas aller reconstruire chaque
pays en crise, proclamait
Barack Obama, le 12 janvier 2016, à propos de l’Afghanistan. Ce
n’est pas ça, le leadership. C’est la leçon du Vietnam, c’est la leçon de
l’Irak, et il faudrait enfin la retenir. » Visiblement, Joe Biden l’a
retenue. Certains Américains, comme le général David Petraeus, et de nombreux
Européens, la considèrent comme une démission de la responsabilité
internationale.
Le jeu des puissances rivales
Dans le contexte de la compétition des grandes
puissances qui a succédé au moment unipolaire américain, la déroute des
Etats-Unis en Aghanistan est évidemment du pain bénit pour les puissances
rivales, à la fois en termes de perte de prestige et pour la satisfaction de
voir l’Amérique évincée de la région.
Par leur présence en Afghanistan, qui impliquait des
points d’appui au Pakistan et dans des pays voisins d’Asie centrale, « les
Etats-Unis étaient devenus une puissance eurasiatique », note Dmitri
Trenin, de centre de recherche Carnegie. Ils ne le sont plus. Imaginer
cependant que la Chine et la Russie vont s’empresser de prendre la place des
Occidentaux dans un pays qui a si efficacement fait la preuve, à travers
l’histoire, de sa résistance à l’occupant serait sous-estimer leur sagesse.
Les Russes ont déjà fait l’amère expérience de
l’Afghanistan, même si l’effondrement du régime qu’ils avaient mis en place
après leur retrait a été un peu plus lent que celui des Américains :
Mohammad Najibullah avait tenu trois ans, mais son corps criblé de balles s’est
malgré tout retrouvé pendu à un réverbère en 1996. Ils n’y retourneront
pas, même s’ils y gardent leur ambassade, mais ils mettent à profit la version
« 2.0 » des talibans pour assurer leurs arrières, c’est-à-dire leur
sécurité dans les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale. C’était le
sens de la rencontre du chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, avec une
délégation de talibans en juillet.
La Chine, quant à elle, aurait préféré voir les
Etats-Unis partir après avoir conclu un accord de paix avec les nouveaux
maîtres de l’Afghanistan : l’instabilité dans la région ne lui convient
pas plus qu’à la Russie, et elle n’a guère non plus d’affinités avec
l’idéologie talibane. Elle redoute un retour de l’activité terroriste
islamiste, qui risquerait de déborder sur le Pakistan, son allié, ou même de
prendre des Chinois pour cible. Lorsque Wang Yi, le chef de la diplomatie
chinoise, estime que « le monde devrait encourager et guider les
talibans dans une direction positive plutôt que de faire pression sur
eux », c’est encore cette crainte de l’instabilité qui
transpire : Pékin a peu d’appétit pour ouvrir d’autres « routes de la
soie » dans un pays de nouveau livré à la guerre civile.
Finalement, après le départ bâclé des Américains, ni
la Chine, ni la Russie, ni la Turquie, ni l’Iran, ni le Pakistan ne voient les
talibans s’installer à Kaboul sans appréhension.
Sylvie Kauffmann
Le Monde, 23 août 2021