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10 mars 2015

"Nous étions des insectes, les geôliers des machines à broyer"



Aram Karabet, un Syrien d'origine arménienne, emprisonné pendant treize ans pour son appartenance au Parti communiste, témoigne, dans un livre paru chez Actes Sud, des tortures infligées à des milliers d'opposants. L'Express l'a rencontré. 

Vous décrivez des scènes d'une violence inouïe. Où le régime trouve-t-il les geôliers et les bourreaux pour commettre de tels actes?
Tout d'abord, je tiens à préciser que je n'ai aucunement exagéré les scènes de violence, de torture, d'humiliation par lesquelles moi et mes camarades sommes passés. Non seulement tout ce que je décris correspond à des choses vécues, mais je peux même dire que la maîtrise que j'ai de ma langue ne suffit pas à exprimer toute l'horreur à laquelle nous avons été confrontés. 
La brutalité des bourreaux s'explique sans doute par l'endoctrinement auquel ils ont été soumis. On a entré dans le crâne de ces soldats, des jeunes d'à peine 18 ou 19 ans au moment de leur recrutement, que les prisonniers sont des traîtres à la patrie, des espions d'Israël, des salopards... On leur a inculqué la haine de ces renégats. 
Le culte de la personnalité créé autour de Hafez-el-Assad, sa quasi déification dans un pays où il n'y a pas d'institutions dignes de ce nom, y est aussi pour quelque chose. On a enseigné à ces jeunes une dévotion absolue au "président éternel" avant de leur expliquer que tous ces prisonniers veulent sa perte, sa mort. 
Les geôliers ont aussi de véritables séances de formation à la torture, par exemple au moyen de planches où sont fixés des modèles de pieds en métal, afin qu'ils s'entraînent à frapper la plante des pieds à l'aide de câbles, pour causer le maximum de souffrance possible. Le régime s'efforce d'inculquer aux matons un sentiment de toute puissance vis à vis des prisonniers. "Il ne peut pas se défendre, alors vas-y, lâche-toi, tu peux l'écraser comme un cafard". Le détenu est transformé en insecte et le geôlier en machine à broyer.  

Comment expliquer les scènes de procès où l'on fait référence de façon sourcilleuse à un prétendu Code pénal, alors que dans le même temps les détenus sont traités avec l'arbitraire le plus absolu ?
Un allègement de peine n'était possible qu'à condition de renoncer à toute activité politique et accepter de devenir un indicateur 
Les personnes arrêtées au début des années 1980 l'ont été sans aucun jugement, pendant une douzaine d'années. Le président décidait selon son bon vouloir de leur sort. Mais au début des années 1990, le régime a cherché à normaliser ses relations avec l'Occident. Il s'est engagé dans l'opération "Tempête du désert" contre l'Irak, et dans le cadre de la Conférence de Madrid (consacrée au conflit israélo-palestinien), il espérait récupérer le Golan occupé. Les Américains et les Européens ont alors demandé des gestes en matière de droits de l'Homme, en particulier envers les prisonniers politiques. D'où ces parodies de procès. Nous aurions préféré qu'ils n'aient pas lieu. On était passibles de douze ans à quinze ans de détention pour appartenance à un parti politique non autorisé. Un allègement de peine n'était possible qu'à trois conditions: renier le parti auquel on appartenait, renoncer à toute activité politique, et accepter de devenir un indicateur. Comme plusieurs de mes camarades, j'ai refusé, et j'ai été envoyé dans l'enfer de Palmyre. 

Pourquoi le régime, qui était allié de l'URSS, persécutait-il les communistes sur son territoire ?
Le Parti communiste syrien a soutenu le parti Baas depuis sa prise de pouvoir en 1963 et a continué à le faire après le coup d'Etat qui a porté Hafez el-Assad à la tête du pays en 1970. Mais cela a entraîné une grave crise en son sein. Les dissensions se sont aussi accrues dans le contexte de divisions du bloc communiste dans le monde, notamment entre Moscou et Pékin. Certains membres du PC syrien ont contesté le suivisme du parti vis-à-vis de l'URSS et du régime. Puis, au moment de l'intervention syrienne au Liban en 1976, la branche du parti à laquelle j'appartenais, le Parti communiste syrien (Bureau politique), dirigée par Riad Turk - a pris clairement position contre cette politique. 
Ensuite, en 1980, notre parti a été l'un des fers de lance de la création d'un front de l'opposition, le Rassemblement patriotique démocratique. Dans son programme, le Front démocratique faisait l'autocritique des positions antérieures de la gauche arabe et militait pour un régime démocratique, la séparation des pouvoirs, le multipartisme,la liberté syndicale et celle de la presse... C'est pourquoi le pouvoir s'est acharné sur nous avec tant de hargne. Le PC officiel, - qui s'était lui aussi scindé en deux -, a en revanche continué de soutenir le régime et avait des ministres au gouvernement. Ces gens-là n'ont pas levé le petit doigt pour défendre les anciens camarades que nous étions quand nous avons été persécutés. 

Comment étaient les relations avec les prisonniers politiques des autres mouvements ?
Sur le plan humain, elles étaient très correctes. Nous partagions la même expérience des coups, de la torture. Il nous arrivait de discuter de choses et d'autres, mais nous évitions les sujets politiques, surtout avec les Frères musulmans. Nous avions tous conscience de la nécessité d'éviter les tensions, pour rester solidaires et tenir bon face aux brimades, à la répression. 

Une telle brutalisation de la société a-t-elle laissé des traces ?
Dès sa prise de pouvoir, le clan el-Assad avait dans l'idée qu'il était là pour l'éternité. Le changement ne lui paraissait pas envisageable; le régime était inébranlable et se maintiendrait coûte que coûte, par la ruse, la corruption ou la terreur. En prison, on nous disait "Nous sommes vos maîtres. Nous vous écraserons jusqu'au dernier. Mais si l'impossible devait se produire, si vous l'emportiez, alors écrasez-nous". Ils montraient ainsi leur détermination à aller jusqu'au bout.  
Je crois que dans tous les villages et villes de Syrie, il est impossible de trouver une famille qui n'ait pas eu l'un des siens humilié, emprisonné, torturé ou tué au cours des 40 années du régime al-Assad. Cela explique la détermination et le courage des opposants, mais aussi la violence d'une partie d'entre eux. C'est soit on gagne, soit on meurt. Ils savent que le régime ne transigera pas, qu'il n'y a pas d' alternative. 

Comment jugez vous la situation actuelle en Syrie ?
L'indécision de la communauté internationale contribue à faire durer la tragédie. Les Américains n'ont pas une politique claire vis-à-vis de la Syrie. Les Européens non plus d'ailleurs. Un jour ils annoncent qu'ils vont aider l'opposition, le lendemain ils reculent. On a l'impression que tout le monde accepte l'idée que les Syriens se massacrent entre eux, que le pays se déchire. Les Occidentaux se satisfont de cette déchirure. Un jour, les deux parties seront si épuisées qu'elles accepteront n'importe quelle solution, y compris le partage du pays, que ce soit un partage du pouvoir ou du territoire. Un peu à la façon de ce qui s'est passé en Irak, où l'on a un pouvoir chiite à Bagdad, avec une région kurde autonome de fait et une zone sunnite hors de contrôle. 

Le souvenir enfui de la rivière Khabour
Pendant ses longues années de captivité et de souffrance, Aram Karabet s'évadait des murs de la prison en se remémorant ses jeux d'enfants au bord de la rivière Khabour, les senteurs de la menthe sauvage, l'éclat des coquelicots sur les berges, les baignades et les parties de pêche. Quand il est enfin rentré chez lui après treize ans de captivité, en août 2000, un des premiers réflexes a été de retourner au bord de la rivière. Mais il n'a trouvé qu'un lit desséché. La sécheresse et l'accaparement de l'eau par les grands propriétaires terriens ont vidé la rivière. Les paysans ruinés ont émigré vers les grandes villes. Ils ont échoué dans les faubourgs de Damas, ceux-là même qui sont devenus des foyers de contestation. 

Catherine Goueësset,

L'Express, 24 avril 2013

Farouk Mardam-Bey a assuré la traduction de l'arabe. 


Nota de Jean Corcos :

Toujours à propos de la "machine à torturer" dans les prisons du régime, lire cet article de "Libération" avec des documents qui font frémir : voir sur ce lien