Aram Karabet, un Syrien d'origine
arménienne, emprisonné pendant treize ans pour son appartenance au Parti
communiste, témoigne, dans un livre paru chez Actes Sud, des tortures infligées
à des milliers d'opposants. L'Express l'a rencontré.
Vous décrivez des scènes d'une violence inouïe. Où le régime trouve-t-il les geôliers et les bourreaux pour commettre de tels actes?
Tout d'abord, je tiens à préciser que je n'ai
aucunement exagéré les scènes de violence, de torture, d'humiliation par
lesquelles moi et mes camarades sommes passés. Non seulement tout ce que je
décris correspond à des choses vécues, mais je peux même dire que la maîtrise
que j'ai de ma langue ne suffit pas à exprimer toute l'horreur à laquelle nous
avons été confrontés.
La brutalité des bourreaux s'explique sans doute par
l'endoctrinement auquel ils ont été soumis. On a entré dans le crâne de ces
soldats, des jeunes d'à peine 18 ou 19 ans au moment de leur recrutement, que les
prisonniers sont des traîtres à la patrie, des espions d'Israël, des
salopards... On leur a inculqué la haine de ces renégats.
Le culte de la personnalité créé autour de
Hafez-el-Assad, sa quasi déification dans un pays où il n'y a pas
d'institutions dignes de ce nom, y est aussi pour quelque chose. On a enseigné
à ces jeunes une dévotion absolue au "président éternel" avant de
leur expliquer que tous ces prisonniers veulent sa perte, sa mort.
Les geôliers ont aussi de véritables séances de
formation à la torture, par exemple au moyen de planches où sont fixés des
modèles de pieds en métal, afin qu'ils s'entraînent à frapper la plante des
pieds à l'aide de câbles, pour causer le maximum de souffrance possible. Le
régime s'efforce d'inculquer aux matons un sentiment de toute puissance vis à
vis des prisonniers. "Il ne peut pas se défendre, alors vas-y, lâche-toi,
tu peux l'écraser comme un cafard". Le détenu est transformé en insecte et
le geôlier en machine à broyer.
Comment expliquer les scènes de procès
où l'on fait référence de façon sourcilleuse à un prétendu Code pénal, alors
que dans le même temps les détenus sont traités avec l'arbitraire le plus
absolu ?
Un allègement de peine n'était possible qu'à condition
de renoncer à toute activité politique et accepter de devenir un
indicateur
Les personnes arrêtées au début des années 1980 l'ont
été sans aucun jugement, pendant une douzaine d'années. Le président décidait
selon son bon vouloir de leur sort. Mais au début des années 1990, le régime a
cherché à normaliser ses relations avec l'Occident. Il s'est engagé dans
l'opération "Tempête du désert" contre l'Irak, et dans le cadre de la
Conférence de Madrid (consacrée au conflit israélo-palestinien), il espérait
récupérer le Golan occupé. Les Américains et les Européens ont alors demandé
des gestes en matière de droits de l'Homme, en particulier envers les
prisonniers politiques. D'où ces parodies de procès. Nous aurions préféré
qu'ils n'aient pas lieu. On était passibles de douze ans à quinze ans de détention
pour appartenance à un parti politique non autorisé. Un allègement de peine
n'était possible qu'à trois conditions: renier le parti auquel on appartenait,
renoncer à toute activité politique, et accepter de devenir un indicateur.
Comme plusieurs de mes camarades, j'ai refusé, et j'ai été envoyé dans l'enfer
de Palmyre.
Pourquoi le régime, qui était allié
de l'URSS, persécutait-il les communistes sur son territoire ?
Le Parti communiste syrien a soutenu le parti Baas
depuis sa prise de pouvoir en 1963 et a continué à le faire après le coup
d'Etat qui a porté Hafez el-Assad à la tête du pays en 1970. Mais cela a
entraîné une grave crise en son sein. Les dissensions se sont aussi accrues
dans le contexte de divisions du bloc communiste dans le monde, notamment entre
Moscou et Pékin. Certains membres du PC syrien ont contesté le suivisme du
parti vis-à-vis de l'URSS et du régime. Puis, au moment de l'intervention
syrienne au Liban en 1976, la branche du parti à laquelle j'appartenais, le
Parti communiste syrien (Bureau politique), dirigée par Riad Turk - a pris
clairement position contre cette politique.
Ensuite, en 1980, notre parti a été l'un des fers de
lance de la création d'un front de l'opposition, le Rassemblement patriotique
démocratique. Dans son programme, le Front démocratique faisait l'autocritique
des positions antérieures de la gauche arabe et militait pour un régime
démocratique, la séparation des pouvoirs, le multipartisme,la liberté syndicale
et celle de la presse... C'est pourquoi le pouvoir s'est acharné sur nous avec
tant de hargne. Le PC officiel, - qui s'était lui aussi scindé en deux -, a en
revanche continué de soutenir le régime et avait des ministres au gouvernement.
Ces gens-là n'ont pas levé le petit doigt pour défendre les anciens camarades
que nous étions quand nous avons été persécutés.
Comment étaient les relations avec
les prisonniers politiques des autres mouvements ?
Sur le plan humain, elles étaient très correctes. Nous
partagions la même expérience des coups, de la torture. Il nous arrivait de
discuter de choses et d'autres, mais nous évitions les sujets politiques,
surtout avec les Frères musulmans. Nous avions tous conscience de la nécessité
d'éviter les tensions, pour rester solidaires et tenir bon face aux brimades, à
la répression.
Une telle brutalisation de la
société a-t-elle laissé des traces ?
Dès sa prise de pouvoir, le clan el-Assad avait dans
l'idée qu'il était là pour l'éternité. Le changement ne lui paraissait pas
envisageable; le régime était inébranlable et se maintiendrait coûte que coûte,
par la ruse, la corruption ou la terreur. En prison, on nous disait "Nous
sommes vos maîtres. Nous vous écraserons jusqu'au dernier. Mais si l'impossible
devait se produire, si vous l'emportiez, alors écrasez-nous". Ils montraient
ainsi leur détermination à aller jusqu'au bout.
Je crois que dans tous les villages et villes de
Syrie, il est impossible de trouver une famille qui n'ait pas eu l'un des siens
humilié, emprisonné, torturé ou tué au cours des 40 années du régime al-Assad.
Cela explique la détermination et le courage des opposants, mais aussi la
violence d'une partie d'entre eux. C'est soit on gagne, soit on meurt. Ils
savent que le régime ne transigera pas, qu'il n'y a pas d' alternative.
Comment jugez vous la situation
actuelle en Syrie ?
L'indécision de la communauté internationale contribue
à faire durer la tragédie. Les
Américains n'ont pas une politique claire vis-à-vis de la Syrie. Les Européens
non plus d'ailleurs. Un jour ils annoncent qu'ils vont aider l'opposition, le
lendemain ils reculent. On a l'impression que tout le monde accepte l'idée que
les Syriens se massacrent entre eux, que le pays se déchire. Les Occidentaux se
satisfont de cette déchirure. Un jour, les deux parties seront si épuisées
qu'elles accepteront n'importe quelle solution, y compris le partage du pays,
que ce soit un partage du pouvoir ou du territoire. Un peu à la façon de ce qui
s'est passé en Irak, où l'on a un pouvoir chiite à Bagdad, avec une région
kurde autonome de fait et une zone sunnite hors de contrôle.
Le souvenir enfui de la rivière
Khabour
Pendant ses longues années de captivité et de
souffrance, Aram Karabet s'évadait des murs de la prison en se remémorant ses
jeux d'enfants au bord de la rivière Khabour, les senteurs de la menthe
sauvage, l'éclat des coquelicots sur les berges, les baignades et les parties
de pêche. Quand il est enfin rentré chez lui après treize ans de captivité, en
août 2000, un des premiers réflexes a été de retourner au bord de la rivière.
Mais il n'a trouvé qu'un lit desséché. La sécheresse et l'accaparement de l'eau
par les grands propriétaires terriens ont vidé la rivière. Les paysans ruinés
ont émigré vers les grandes villes. Ils ont échoué dans les faubourgs de Damas,
ceux-là même qui sont devenus des foyers de contestation.
Catherine Goueësset,
L'Express, 24 avril 2013
Farouk Mardam-Bey a assuré la traduction de
l'arabe.
Nota de Jean
Corcos :
Toujours à
propos de la "machine à torturer" dans les prisons du régime, lire
cet article de "Libération" avec des documents qui font frémir : voir
sur ce lien