La bande annonce du film "Les chevaux de Dieu"
La caméra du Franco-Marocain Nabil Ayouch plonge au
cœur de la fabrique des kamikazes. Rencontre avec le réalisateur d'un film
implacable sur les laissés-pour-compte du Royaume chérifien.
Le cinéaste insiste, Les Chevaux de Dieu
n’est pas un film sur les attentats de Casablanca du 16 mai 2003, mais une
fresque sur la condition humaine. Ou comment coller au plus près, de manière
presque naturaliste, à un groupe d’enfants du bidonville de Sidi Moumen, à 5
kilomètres à peine du cœur de la capitale économique du Maroc. Des gamins qui
glissent inexorablement vers l’islamisme radical. Nabil Ayouch a grandi à
Sarcelles, mais a choisi de s’installer depuis quinze ans maintenant au Maroc.
«Même si ce n’est pas évident tous les jours, j’avais envie de participer à
cette belle maison qui est en train de s’y construire», confie-t-il avant de
revenir sur la genèse d’un film très remarqué lors du dernier festival de
Cannes (présenté dans la section Un certain regard). Tout y sonne juste. Parce
que les acteurs, tous amateurs, savent leurs rôles sur le bout des ongles. Ils
vivent tous au sein de bidonvilles et connaissent les destins, ceux de leurs
voisins ou amis, des apprentis martyrs qu’ils interprètent. «Dans leur
typologie, ces attentats n'ont rien à voir avec ceux du 11 septembre 2001. On
est loin des terroristes plutôt aisés ou issus des classes moyennes formés dans
des camps. Là, c'est extrêmement amateur », explique le réalisateur dont
l’enjeu prioritaire est de ne pas faire de la violence un spectacle. On lui
sait gré, avec ce film d’une incroyable puissance, d’y être parvenu.
Vous
souvenez-vous de ce vous faisiez le 16 mai 2003, lors des attentats de
Casablanca ?
J'étais à Rabat, dans un festival de musique. Soudain,
j'ai vu des gens sortir du concert l’oreille collée à leur téléphone portable.
Ma femme m'a appelé pour me dire qu'une bombe venait d’exploser à Casa. J'ai
pris ma voiture, car j’avais envie de rentrer vite auprès des miens. Sur le
chemin, à la radio, j’ai entendu qu’une deuxième, une troisième, une quatrième
et une cinquième bombe venaient de frapper la ville. Était-ce une attaque de
l'extérieur ? Nous étions en panique.
Votre envie de faire un film sur ces attentats
naît-elle à ce moment-là?
Je suis d’abord sous le choc, en apprenant le nombre
de victimes (41 et une centaine de blessés, ndlr) et surtout en voyant que le
cœur même de l'identité marocaine est visé: son multiculturalisme, sa mosaïque
de communautés, de religions. Je décide alors de prendre ma caméra, avec une
équipe réduite, pour écouter les victimes. Je fais un film d'une quinzaine de
minutes, qui passe à la télé, dans les festivals. En même temps, il me reste
une frustration que j'ai du mal à expliquer. Je décide alors de retourner à
Sidi Moumem, dans le bidonville d’où sont partis les kamikazes.
Vous décidez en somme de passer de l'autre côté...
Oui, je rencontre ces jeunes. Je vois qu'ils ont une
rage, des choses à dire et qu'ils n'ont pas été écoutés jusqu'à présent. Je
découvre que dans cette histoire, les victimes sont des deux côtés. Je commence
à vouloir faire un film sur la genèse de ces attentats. Sur comment l’on
devient kamikaze. Grâce au milieu associatif, j’enquête deux ans dans les
bidonvilles de manière presque anthropologique. Je me documente en rencontrant
des sociologues, des politologues qui s'intéressent à l'islam radical pour affiner
mon point de vue. C’est aussi à ce moment là que je découvre le roman de Mahi
Binebine, Les étoiles de
Sidi Moumen (Flammarion) avec ces personnages si forts, dont
je décide de m’inspirer.
Cela vous semblait nécessaire de faire tourner des
amateurs, ces enfants de bidonville…
C’était évident. Contrairement au roman qui ne se
concentre sur une seule voix, on a décidé avec Jamal Belmahi, mon scénariste,
de faire un film sur ces quatre destins et parmi ces quatre, de concentrer la
dramaturgie sur la relation entre les deux frères. Il y a entre Yachine et son
aîné Hamid des enjeux de rivalité que les islamistes savent très bien utiliser.
Ils arrivent et proposent une famille de substitution à ces jeunes qui ne
reçoivent pas d'amour, de règles, de discipline. Ils leur parlent d'au-delà, de
paradis, de martyr, d'avenir finalement.
Outre la violence, vous levez plusieurs tabous dans ce
film, dont celui de l'homosexualité, avec une scène de viol très forte…
Le viol est pour Hamid, le grand frère, un moyen de
faire comprendre qui est le chef. Ce type de sexualité violente chez ces
enfants arrive très souvent dans ces bidonvilles parce qu'ils n'ont tout
simplement pas d'espace pour leur intimité. Ni dans les lieux privés, ni
dans les lieux publics. Cela donne une sexualité débridée, sauvage. Si Yachine
avait pu montrer son amour à Ghislaine qu’il convoite dans le film, je pense
qu'il ne serait pas allé se faire exploser.
À aucun moment dans votre film, vous ne rentrez dans
les arcanes de l'embrigadement de ces jeunes kamikazes par les salafistes…
L'embrigadement est banal par son discours. C'est une
manipulation des textes et de l'actualité. On vient cueillir un fruit presque
mûr. Un fruit qui a muri à force d'abandon, à cause de l'absence d'école, de
système de santé, de justice sociale. Par l'éclatement de la cellule familiale
aussi, et souvent par le manque d'autorité paternelle. C'est une constante chez
les kamikazes de mai 2003: l'absence de référent, soit un père mort, absent ou
malade, comme dans le film, ou des parents divorcés. Les gamins n'ont plus de
repères, ils entrent en rébellion. Comme on le voit d'ailleurs dans les
banlieues des grandes villes en Europe finalement. Regardez Merah et d’autres.
Tous ces traumatismes font les adultes qu'ils deviennent. Au bout de ce chemin,
des islamistes arrivent à leur laver le cerveau. Ce qui m'intéresse, c'est ce
qui se passe avant.
Cette fabrique du terrorisme fonctionne-t-elle selon
vous sur le même modèle dans nos banlieues ?
Oui, hélas. J’ai grandi à Sarcelles et je sais très
bien ce qu’est cet éloignement de la capitale, le non-accès au développement,
l'absence de lien social, de lieu identitaire, d'expression. Quand on n'a pas
accès à cela, quand les politiques publiques pensent que le meilleur moyen de
lutter contre la ghettoïsation, c'est de transformer des bidonvilles insalubres
en des tours d'immeubles et qu'ils oublient d'injecter ce lien social.
Forcément, on est perméables à toute une série de thèses, d'idéologies
extrêmement dangereuses. Le problème, c'est qu'au Maroc, on est en train de
commettre exactement les mêmes erreurs qu'en France dans les années 70.
Comment expliquez-vous que cette violence n’ait pas
rejailli plus que cela au Maroc lors du Printemps arabe ?
D’abord parce que Mohamed VI a réagi plus vite que
dans les autres pays. Il n’a pas laissé la situation s’enliser. Ensuite,
au Maroc, on a aussi la chance d'avoir des fondamentaux. Il y a la
monarchie qui joue un rôle important et stabilisant. Nous avons une possibilité
de débat, de discussion sur l'islamisme radical... On peut parler de laïcité,
de liberté de conscience.
Comment votre film a-t-il été accueilli au Maroc?
Très bien par le public qui va en masse le voir dans
les salles, sans doute par besoin d’entendre un discours de vérité. Je
crois que nous sommes passés un peu trop vite sur ce chapitre de notre mémoire
contemporaine. Il était temps de le rouvrir à travers ce qui peut être, je
l'espère avec ce film, une forme de débat public. Le film fait déjà débat et
cela, c'est formidable. Après, j'espère que les responsables politiques vont,
eux aussi, s'en emparer pour redonner de l'espoir à ces jeunes.
Irez-vous montrer le film à Sidi Moumem?
Bien sûr. Il en va de ma responsabilité. Avant de
tourner, j'ai fait des lectures du scénario là-bas avec ces jeunes. Avec ce film,
je remonte aux sources de la violence. Si nous, cinéastes du monde arabe, ne le
faisons pas, d’autres vont le faire pour nous. Quand vous regardez les films
américains sur le terrorisme, l'islamisme radical, vous voyez ce que cela
donne. Je ne dis pas que je n'aime pas ce cinéma, mais c'est leur point de vue.
Représenter la violence par le vilain barbu, cela a ses limites.
Propos recueillis par
François Aubel,
Site Evene.fr, le 20