Rami Abdel Rahmane
Rami Abdel Rahmane dirige l'agence de presse la plus
petite au monde : 4 m2. C'est la taille de la permanence située au
premier étage d'une maisonnette de briques rouges de Coventry, au centre de
l'Angleterre, depuis laquelle cet opposant syrien en exil informe le monde
entier sur l'étendue des tueries dans son pays. Homme-orchestre de
l'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH), ce corpulent quadragénaire
s'est imposé comme la source de référence des médias occidentaux.
Faute de pouvoir
accéder librement à la Syrie du fait des restrictions imposées par Damas, les
trois grandes agences de presse internationales – AFP, Reuters et AP –
s'appuient sur ses communiqués, nourris par un réseau de correspondants avec
qui il est en contact jour et nuit. Un bombardement du régime sur un quartier
d'Alep ? Un attentat à la bombe en plein Damas ? Les chiffres de l'OSDH feront
foi. Rami Abdel Rahmane reste le comptable des massacres le plus crédible.
"Sur la Syrie, il n'y a pas de source indépendante, affirme un
rédacteur en chef de l'AFP. Mais pour avoir travaillé avec l'OSDH depuis
plusieurs années, avant même le début de la révolution, nous estimons que c'est
la source la moins partiale."
Originaire
de Baniyas, sur la côte méditerranéenne, Rami s'exile au Royaume-Uni en 2000.
Ses sympathies de gauche et ses liens avec Amnesty International, à qui il
transmettait des informations, lui avaient valu quelques passages en prison.
Six ans plus tard, il ouvre sa propre ONG des droits de l'homme, avec
l'ambition de dépolitiser un secteur trop souvent lié, selon lui, aux
formations islamistes ou gauchistes. Lorsqu'il ne tient pas la caisse du
magasin de vêtements qu'il a ouvert avec son épouse à 200 mètres de leur
pavillon, il tisse son réseau d'informateurs.
Le
déclenchement de la révolution, en mars 2011, propulse ses estimations de morts
et de blessés en "une" de l'actualité internationale mais l'expose
aux critiques des propagandistes du régime, qui jugent ses bilans falsifiés, et
des militants révolutionnaires, qui les considèrent trop prudents. Les rumeurs
les plus fantaisistes circulent sur ce sunnite laïc, présenté comme un alaouite
apeuré par la révolution ou comme un pion des Frères musulmans. Sous la
pression des autorités, qui ont placardé un immense poster à la gloire de
Bachar Al-Assad sur la maison de sa famille , à Baniyas, sa propre mère en
vient à le traiter d'agent de l'étranger. Rami doit même faire face à la
création d'une pseudo OSDH par un concurrent installé à Londres, mécontent
qu'il refuse d'appeler à une intervention militaire occidentale en Syrie.
"Pas besoin de gonfler les chiffres"
Attaqué de
toutes parts, le petit télégraphiste de l'hécatombe décide de rompre avec la
discrétion à laquelle il s'était astreint pour protéger sa famille. Fin 2011,
il apparaît sur une chaîne de télévision arabe et confesse que Rami Abdel
Rahmane est un nom d'emprunt, adopté à l'époque de sa semi-clandestinité en
Syrie. Sa véritable identité : Oussama Suleiman. Pour le reste, il persiste et
signe. Ses estimations sont très souvent inférieures à celles brandies par les
activistes, notamment ceux des Comités locaux de coordination. "Le
régime commet suffisamment d'atrocités pour que nous n'ayons pas besoin de gonfler
les chiffres", dit-il, en évoquant le massacre de Houla, au nord de
Homs, en mai 2012, où son bilan de 114 morts a été validé par l'enquête de
l'ONU, infirmant les sources qui annonçaient 200 morts, voire davantage. Il
n'hésite pas non plus à mentionner les pertes dans les rangs du régime et
l'afflux croissant de djihadistes étrangers sur le terrain syrien, deux sujets
longtemps restés tabous dans les milieux anti-Assad. "Je me rappelle
une conférence à l'étranger où un opposant me pressait de ne pas montrer une vidéo
d'exécutions de soldats par des islamistes, raconte Rami-Oussama. Pour
quelle démocratie nous battons-nous si nous cachons de pareilles exactions
?"
Début mars,
la vigie de Coventry, dont les activités sont financées depuis peu par
Bruxelles, avait révélé, photos à l'appui, que deux Palestiniens accusés de collaborer
avec le régime avaient été pendus en lisière de Damas. Chaque jour, il
télécharge sur YouTube des dizaines de vidéos abominables, peuplées de corps
suppliciés ou carbonisés, témoins de la sauvagerie systématique des forces de
sécurité et de celle, occasionnelle, des insurgés. Ses collaborateurs ne
cessent de l'appeler sur Skype pour lui communiquer les noms de nouvelles
victimes, qu'il reporte dans sa base de données. Usé par cette confrontation
permanente avec le bain de sang, il peine parfois à trouver le sommeil, mais
refuse de se plaindre. "Ce que je vis n'est rien par rapport à ce
qu'endurent mes compatriotes sur le terrain."
Benjamin
Barthe
Le Monde, 15
mars 2012