Madame
Mouna Izddine, jeune et dynamique journaliste marocaine, est la rédactrice en
chef du journal "Féminin Magazine" de Casablanca. Profondément
attachée au patrimoine juif de son pays, elle a eu le courage de faire partie
d'une délégation de Marocains musulmans qui se sont rendus en mars 2012 en
Israël, à l'initiative de l'Association "Permanences du Judaïsme
marocain", dont le Président fondateur est notre ami Arrik Delouya ; ils
avaient été accueillis chaleureusement là-bas par des Israéliens d'origine marocaine,
et ils étaient revenus enchantés par leur voyage.
Mouna
Izddine a réalisé un reportage sur un pèlerinage qui vient de se dérouler, à
Tétouan, sur le tombeau d'un saint Rabbi, vénéré à la fois par les Juifs et les
Musulmans. Vous trouverez ci-après de larges extraits de ce reportage, dont on
peut lire la version complète en lien : et il faut vraiment rendre hommage à
cette jeune Marocaine pour avoir écrit un tel article !
Jean
Corcos,
Président
de la Commission pour les relations avec les Musulmans.
Une
Hilloula à Tétouan : sur le tombeau de Rabbi Itshak Ben Gualid
S’il
ne reste plus au Maroc que 3000 citoyens de confession israélite sur les 300
000 que comptait le Royaume au milieu du siècle dernier, plus de 4000 Juifs
d’origine marocaine viennent tous les ans des quatre coins du monde pèleriner
sur les tombeaux de leurs 656 saints (dits tsadikim, ou Justes) enterrés à
travers le pays. A Tétouan, repose depuis 1870 Rabbi Itshak Ben Gualid, un
tsadik réputé auprès des Juifs comme des Musulmans pour sa sagesse, son
érudition et ses miracles. A la mi-février 2013 et pour la 7ème année
consécutive, ils étaient ainsi plus de 300 juifs marocains d’ascendance
sépharade à assister à la Hilloula de Baba Señor, ravivant des rites culturels
et cultuels témoins d’une connivence deux fois millénaire en terre chérifienne.
Reportage.
Louanges
au saint homme !
Dimanche
17 février 2013, quartier du Mellah, Tétouan. Les murs centenaires de la petite
synagogue d’Itshak Ben Gualid résonnent de chants liturgiques en
judéo-espagnol, auxquels viennent se mêler fébrilement des prières en hébreu et
des bribes de conversation en darija. Le regard extatique et la gorge nouée par
l’émotion, les hommes portent tour à tour le Sefer Torah (rouleau de Torah, le
livre le plus saint du judaïsme) en récitant des louanges à la gloire de leur
vénérable aïeul, tandis que les femmes font retentir leurs youyous joyeux
jusqu’au bout de la rue éponyme. Ils sont venus, ils sont tous là. Ses
disciples, ses fidèles et ses descendants, de 7 à 77 ans. De Madrid à
Jérusalem, de Sebta à Casablanca, en passant par Montréal, et Mexico, près de
300 Juifs marocains d’ascendance espagnole se sont réunis dans la ville de
Tétouan pour la Hilloula de Rabbi Itshak Ben Gualid, célébrant trois jours durant
dans la joie et la ferveur spirituelle l’anniversaire du décès de Baba Señor,
comme l’appelaient affectueusement ses petits-enfants.
De
Caracas à Casablanca, toutes les prières vont à Baba Señor
Après
les dernières prières, c’est tout un convoi de véhicules qui prend la route
pour le cimetière juif, sis sur les hauteurs de la ville. C’est ici, au
cimetière dit de Castille, que sont enterrés les Juifs de Tétouan, cité
(détruite en 1399 par les Espagnols) qu’ils ont reconstruite aux côtés des
Musulmans après leur expulsion d’Andalousie en 1492 par les Rois catholiques
Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon. C’est là aussi qu’est enterré
depuis 1870 Rabbi Itshak Ben Gualid, disparu le 9 Adar 5630 du calendrier
hébraïque (correspondant cette année au 19 février 2013 dans le calendrier
grégorien). Les pèlerins se rassemblent autour du tombeau du saint homme
surplombant la nécropole de son dôme blanc, usant de mille précautions pour
éviter de poser les pieds sur les pierres tombales alentour. On fait respectueusement
place aux descendants de Baba Señor venus de Madrid et Ashdod, gardiens de son
inestimable legs moral et spirituel. Certains rabbins, comme Rabbi Asher
Zrihen, ont fait le déplacement depuis Mexico pour se recueillir sur le tombeau
du maître. La fièvre mystique est à son comble. Un rabbin de Jérusalem récite à
voix haute des psaumes du Zohar (livre de la Splendeur) tandis que des pèlerins
de tous âges déposent des offrandes (fruits secs, petits gâteaux, argent…) sur
la sépulture du Tsadik. Une fillette s’agenouille pour embrasser cette
dernière, sa chevelure d’or s’étalant sur la pierre tombale, tandis qu’une dame
septuagénaire, la tête recouverte d’une légère coiffe en dentelle, peine à
retenir le flot de larmes qui jaillit de ses yeux bleus, comme délavés par la
vie. Dans une pièce attenante, les pèlerins allument tour à tour des cierges, à
la mémoire de leurs proches disparus, pour demander la guérison d’un parent
malade, la rencontre de l’âme sœur, une progéniture ou la prospérité en affaires.
Rabbi
Itshak Ben Gualid, homme de foi, homme de Loi
Rabbi
Itshak Ben Gualid, né en 1797, était un homme de foi estimé de tous les
Marocains. Il fait partie des 126 saints vénérés mutuellement par les Juifs et
les Musulmans. Auprès de ses coreligionnaires, Rabbi Itshak, qui consacra son
existence à l’étude de la Torah et au service divin, est connu pour son célèbre
recueil, «Vayomer Itshak » (édité à titre posthume en 1876), une compilation de
réponses et de décisions juridiques essentielle dans la jurisprudence juive
marocaine. La grande humilité du rabbin tétouanais n’avait d’égale que la vaste
étendue de son savoir, une érudition qui lui valut le titre de « Ner Hamaaravi
» (Lumière de L’Occident). Chef spirituel de sa communauté, il était apprécié
pour son ouverture d’esprit, son sens de l’équité et du consensus. C’est sous
son impulsion que fut ainsi ouverte en 1862 la première école du réseau de
l’Alliance israélite Universelle à Tétouan. En y inscrivant ses propres
petits-enfants, Baba Señor réussit à faire fléchir les dernières résistances
des coreligionnaires traditionalistes, détracteurs d’un enseignement moderne «
païen » qui ne soit pas exclusivement consacré à l’étude des textes sacrés.
Rabbi Itshak était également un fin diplomate. Son intercession auprès de la
couronne espagnole facilita ainsi la restitution de la ville de Tétouan au
Royaume chérifien la même année 1862 après deux ans d’occupation.
(...)
Le
Saint de tous les Marocains
Rabbi
Itshak Ben Gualid rendit l’âme par une belle journée de printemps de l’an 1870,
à l’âge de 93 ans, après une longue vie sereine et riche en enseignements. Ce
jour-là, le 9 Adar 5630, de la Juderia (le quartier juif de Tétouan) en deuil
jusqu’au cimetière de Castille, un interminable cortège, auquel s’étaient
joints les notables de la ville et les petites gens de toutes confessions qui
l’avaient côtoyé, l’accompagna jusqu’à son ultime demeure. Les enfants
chantèrent des Psaumes (louanges, extraits du livre de la Bible hébraïque, le
Sefer Tehillim, dit Az-Zabur en arabe) à sa mémoire, tandis que tout le monde
pleurait la disparition du Juste, celui qui répandit tant d’amour et de bien
autour de lui. Longtemps après sa mort, Juifs comme Musulmans lui attribuèrent
moult miracles. Il se chuchotait ainsi que les femmes stériles tombaient
enceintes après avoir prié sur sa tombe, que celles pour lesquelles était prévu
un accouchement difficile se délivraient dans la paix en posant sa canne et sa
ceinture sur leur ventre. Il se racontait aussi que Rabbi Itshak avait fait
fuir une fois des envahisseurs de la ville en faisant allumer des lumières dans
le cimetière où il reposait. Aujourd’hui encore, tous les ans à la même
période, on se rend sur son tombeau pour quémander la protection et la
bénédiction du saint patron de la ville. Elevé au statut de Juste, Rabbi Itshak
Ben Gualid est à jamais vivant dans les cœurs et sa présence aimante et
protectrice continue à planer sur la blanche colombe...
Comme
un air d’Andalousie retrouvée
Retour
au centre-ville. C’est là, au Cercle Israélite de Tétouan, autrefois lieu de
rencontre de la communauté juive de la ville, et qui n’ouvre désormais plus ses
portes que durant la Hilloula, qu’ont été organisées toutes les manifestations
liées à cette dernière depuis le 15 janvier 2013 au soir. Le Shabbat (7ème jour
de la semaine juive, « jour de repos de l’Eternel », devant par conséquent être
consacré à Dieu, et étalé de la tombée de la nuit du vendredi au samedi soir
après le coucher du soleil) est sorti, la vie matérielle reprend son cours,
avec tous ses plaisirs terrestres. Après l’incontournable Skhina (dite aussi
dafina) du samedi midi, les papilles nostalgiques des convives se délectent de
l’intemporel couscous aux légumes, des fameuses boulettes de viande au céleri,
de lentrilla (pâtes aux œufs faites maison, plat judéo-espagnol), de cigares au
foie, et autres mets typiques de la cuisine judéo-marocaine. Dans la salle qui
servait dans le passé de casino, l’ambiance est à la fête. Tandis que
l’orchestre musulman joue de célèbres mélodies andalouses et chaâbi, on chante
ici et là des poèmes en haketiya (mélange entre l’espagnol ancien, l’hébreu et
la darija), le dialecte pittoresque des Megorachim, les Juifs sépharades réfugiés
au Maroc après l’Inquisition. Kippa sur la tête, les yeux levés vers les
drapeaux marocains suspendus dans toute la salle, des hommes se mettent debout
pour entonner fièrement des airs patriotiques. Il souffle comme un air
d’Andalousie retrouvée sur la blanche colombe…
Mouna
Izddine
Rédactrice
en chef de Fémina Magazine (n° 46 - mai 2012 - n° 55 - mars 2013)
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Article publié sur le site
du CRIF, le 29 mars 2013