Trois créateurs parisiens ont lancé l’i-kef, accessoire de mode empruntant au keffieh arabe autant qu’à la symbolique juive.
Un matin en semaine, on
retrouve Dorothée et ses associés au café Prune, à deux pas du Canal St-Martin.
La jeune femme tient, soigneusement empaquetés dans un sac, quelques modèles
des ses i-kefs, accessoires de mode empruntant aux traditions et sentant bon le
métissage culturel. Autour de nous, les regards sont incrédules. L’accessoire
de mode éveille les curiosités jusqu’ici ramollies par les douces ondes de Nova
en fond sonore. Sitôt le rectangle de tissu passé autour de mon cou, quelque
chose se passe…
L’ i-kef, c’est quoi ? En
trois mots, « un
keffieh juif » nous répondent ses créateurs. Et de poursuivre,
« il arrive parfois que
la réponse heurte l’auditeur »… Cela peut se comprendre.
Foulard bimillénaire porté par les paysans des Proche et Moyen-Orient, la
fonction première du keffieh, très loin de la portée symbolique qu’il a ensuite
pu revêtir, était de protéger les visages de l’action conjuguée du soleil et du
sable. Rapidement, le port du keffieh va se généraliser jusqu’aux citadins qui
porteront sobrement le rectangle de tissu bicolore. Mais la trajectoire du
cousin du chèche (beaucoup plus long et provenant d’Afrique du Nord) ne
s’arrête pas en si bon chemin. Indissociable du combat émancipateur
palestinien, le keffieh surgira dans l’imaginaire collectif sous l’impulsion du
leader historique de l’OLP, Yasser Arafat. Comme d’autres portent le chapeau
melon, l’écharpe rouge ou bien la chemise blanche, Arafat ne quittait jamais
son bout de tissu bien à lui ; le keffieh va alors prendre une dimension
hautement politique.
Peu a peu commercialisé en
Europe, le keffieh devient dans les années 80 et 90 un marqueur de
« rebellitude ». A l’extrême gauche et dans les milieux anarchistes,
il fleurit à toutes les manifestations jusqu’à tristement coïncider avec
l‘irruption de la seconde Intifada. Malaise. Les tenants de l’i-kef enchainent.
Ils nous expliquent qu’« ils
en avait marre de la récupération politique systématiquement belliqueuse du
keffieh ». Dès lors, consécutivement à la tentative de
réinterprétation du keffieh par le créateur Nicolas Ghesquière pour Balenciaga,
courant 2011, les trois amis vont chercher une manière de donner au bout de
tissu une autre signification « porteuse
d’un message de paix que l’on n’entend pas forcement en France ».
C’est l’entrechoc des symboles qui sera choisi. Dessiné par l’artiste urbain
Jonathan Elhaïk, L’i-kef emprunte, en effet, beaucoup des codes du keffieh (la
taille et le motif), en y apportant quelques touches originales, par jeu. Des
étoiles de David parsèment ainsi le motif et le mot Shalom (à la fois
« bonjour » et « paix », en hébreu) y figure en bonne
place. Le fond et la forme correspondent : brassage des cultures, mélanges
des traditions. La cible, elle, est toute trouvée : les nomades urbains.
En plus d’un i-kef rouge et
d’un modèle noir, il existe un keffieh bleu ciel et blanc rappelant les
couleurs du drapeau d’Israël. Sur un des cotés du rectangle de tissu, on peut
lire la fameuse phrase prononcée par Theodore Herzl « Im Tirtzou ein zo
Agada » (« Si vous le désirez, ce ne sera pas un rêve »). Une
phrase symbolique qui résume à elle seule l’esprit du projet sioniste en même
temps que l’audace des trois créateurs de l’i-kef. Une phrase que l’on retrouve
également dans le film The
Big Lebowski des frères Coen, référence chérie par les trois
concepteurs du keffieh juif.
En attendant de se trouver un
ambassadeur, la marque base le gros de sa communication sur deux modèles, Keren
et Yassine, histoire de souligner la nécessité du dialogue entre les peuples.
Une stratégie qui s’avère payante. Récemment, une vente organisée dans le
Marais par le biais d’un pop-up store a permis de consolider la popularité du
projet : « Peu de
méfiance et beaucoup de curiosité » résument nos
entrepreneurs. « Des
gens sont mêmes venus troquer leurs keffiehs contre des i-kef ! »
Laurent-David Samama
Lesinrocks.com, 23 octobre 2012