Carte des combats en Syrie (source : journal "Le Monde")
Sans unification des mouvements rebelles syriens, l'éviction de Bachar
el-Assad pourrait n'être que le début d'une guerre civile s'étendant à la
région. Un article du New York Times, par Thomas L. Friedman, traduit par le
Figaro.
Darkouch, Syrie. C'est
presque une scène biblique. On descend à travers de grands roseaux, on traverse
l'Oronte depuis la rive turque dans une barque, avant d'être reçu par un
contingent local de l'Armée syrienne libre, près de la ville de Darkouch. L'un
d'eux vous montre sur son téléphone portable la photo d'une jeune Syrienne qui
vient de franchir le fleuve vers la Turquie. Elle souffrait de ce qui s'est
avéré être des blessures mortelles causées par l'attaque sur son village d'un
hélicoptère de l'armée, qui, racontent les soldats rebelles, a lâché des barils
de clous et d'explosifs sur sa maison. Et là-bas, dans la boue, dans trois
tombes fraîchement creusées reposent des corps apportés par la rivière.
Certains jours, un bras ou une jambe échoue sur la rive. Bien que ce territoire
soit «libéré», on entend en bruit de fond le rythme sourd des obus qui pleuvent
sur une ville de l'autre côté des collines.
Je demande au
commandant rebelle local, Muatasim Bila Abul Fida, comment il pense que tout
cela finira. Sa réponse me semble très honnête. «Sans l'aide de l'Iran et du
Hezbollah, il serait déjà parti», dit-il en parlant du président syrien, Bachar
el-Assad. Mais même après son départ, il y aura un grand remue-ménage. «Il
faudra cinq ou six ans, ajoute-t-il, parce que les partis islamistes veulent la
charia et nous, nous souhaitons la démocratie.»
Lors de ma visite le
long de la frontière turco-syrienne, je suis frappé par tous ces gens
différents qui ont chacun une idée distincte de ce dont le pays a besoin. C'est
déconcertant. Un homme d'affaires chrétien d'Alep me dit que si une élection
digne de ce nom se tenait aujourd'hui, le président Assad, menacé, gagnerait
malgré tout «avec 75 % des voix», parce que la plupart des Syriens aspirent à
retrouver l'ordre qu'il faisait régner et sont épuisés par la guerre. Mais
quelques heures plus tôt, dans un camp de réfugiés extrêmement bien organisé
par la Turquie, en dehors de la ville frontalière d'Antioche, j'ai interviewé
de jeunes Syriens sunnites qui ont fui Lattaquié, le bastion largement alaouite
de la famille Assad, un peu plus loin sur la côte. Ils me parlent de l'injustice
profonde du système qui attribuait aux alaouites la plus grosse part du gâteau.
«Lors des premières manifestations où nous demandions des réformes, le régime
n'a rien fait, explique Yahya Afacesa. Nous avons alors commencé à crier et à
réclamer la liberté, et le pouvoir nous a attaqués. Impossible de le combattre
pacifiquement.»
Mais lui et ses
collègues assurent que les problèmes de la Syrie viennent de la famille Assad,
et non des alaouites, la communauté chiite à laquelle elle appartient et qui
domine le régime. Ces jeunes hommes sont laïques, ils sont fiers du pluralisme
religieux et de l'harmonie qui règnent dans leur pays, une harmonie, ne
l'oublions pas, historiquement profondément ancrée dans la région. Je le
répète: le nouveau gouvernement syrien pourrait encore se rabattre sur les
racines culturelles du pluralisme de la zone - mais le contraire existe aussi.
Un exemple concret: à
Antioche, j'ai rencontré deux Turcs, experts en logistique. Ils ont mentionné
la «Légion étrangère arabe» de combattants islamistes venus d'aussi loin que la
Tchétchénie ou la Libye, qui sont passés par leur ville et ont traversé
l'Oronte pour participer aux combats. Ils s'esclaffent à l'idée que la Syrie
qui sortira de cette guerre dans laquelle ses principaux fournisseurs d'armes
sont les monarchies musulmanes d'Arabie Saoudite et du Qatar puisse se
transformer en démocratie. Ces deux pays souhaitent que la Syrie, au lieu
d'être dominée par les chiites iraniens, devienne majoritairement sunnite. La
démocratie n'est pas leur priorité.
L'un des deux experts
turcs a une autre société au Qatar. Pour y travailler et la diriger,
explique-t-il, un Qatarien doit le parrainer pour qu'il obtienne son permis de
travail. «Je fais des affaires là-bas, mais je n'ai aucun droit. ... Nous
disons pour rire que nous sommes des ‘esclaves modernes' au Qatar. Et c'est ce
pays qui va apporter la démocratie en Syrie?»
Ces histoires m'aident
à cerner le très grand nombre de contre-courants et de motivations différentes
qui sous-tendent cette révolution. Il faut un dirigeant fort, soutenu par la
communauté internationale, qui galvanise le peuple syrien et l'unifie derrière
une vision convaincante. Sans cela, l'éviction de Bachar el-Assad ne permettra
pas de mettre de l'ordre en Syrie. Et ici, le désordre n'aura pas les mêmes
conséquences que dans d'autres pays de la région.
La Syrie est la clé de
voûte du Moyen-Orient. Si elle se désagrège, cela pourrait retentir sur toute
la zone. Ses frontières ont été établies après la Première Guerre mondiale,
quand les Français et les Britanniques, puissances coloniales, ont découpé les provinces
arabes de l'Empire ottoman. Si Assad est renversé et que l'État s'effondre, une
guerre civile pourrait s'étendre à la région et remettre les frontières en
question - les chiites libanais souhaitant renforcer leurs liens avec les
alaouites et chiites syriens, les Kurdes en Syrie, Irak, Iran et Turquie
tentant de se rassembler pour créer un Kurdistan indépendant, et les sunnites
d'Irak, de Jordanie et de Syrie voulant se liguer contre les chiites libanais,
syriens, iraniens, irakiens, saoudiens et bahreïniens.
Nous pourrions être à
la veille d'une redéfinition des frontières de la région - version bricolage -
où elles seraient, non pas imposées par des colonialistes étrangers, mais
redessinées, après consultation de la base, par les Moyen-Orientaux eux-mêmes.
Thomas Friedman,
New-York Times, 10 Décembre 2012