Ainsi va l'actualité du
monde musulman ... toujours bouillonnante, toujours inattendue ... et cela ne
facilite pas ma programmation. Je me disais qu'il était temps de vous reparler
de l'Egypte, d'avoir bien sûr un invité sur le Mali ; sans parler de la pile de
livres en retard d'interviews, et du Moyen-Orient qu'il ne faut pas oublier ;
bref, sincèrement, je ne pensais pas consacrer d'émission à la Tunisie, qui me
semblait condamnée à un long pourrissement avec le report perpétuel des
élections : mais cet assassinat et la très vigoureuse réaction populaire qu'il
a provoquée remet ce petit pays en tête d'affiche ; et cela nécessitera bien
sûr, un nouveau numéro spécial de "Rencontre".
Commençons par rappeler la
situation avant ce coup de tonnerre ; il est facile de dire ensuite qu'il y
avait des signes avant-coureurs, mais tout observateur sérieux aurait détecté
les signes d'essoufflement d'Ennahda, avec une usure du pouvoir peut-être plus rapide que prévue. Il y a eu d'abord le début de crise politique avec ses
alliés "laïcs" (le C.P.R du
Président Marzouki et les "Sociaux Démocrates" du parti Ettakatol),
réclamant sans succès des ministères "régaliens" ; il y avait eu
avant, après le regroupement de partis dispersés dans des grands
"blocs", l'union électorale de principe entre les opposants du centre
droit ("Nida Tounes" de l'ancien Premier Ministre Beji Caïd Essebsi),
"Républicains" (du parti Al Joumhouria) et de la gauche modérée (le
Front "Al Massar"), le "Front populaire" du leader
assassiné se situant lui-même encore plus à gauche de ce rassemblement. Face à
cela, les islamistes au pouvoir donnaient clairement l'impression de vouloir
gagner du temps, n'en finissant pas de "rédiger la Constitution" qui
n'était toujours pas sortie au bout de l'année impartie, trahissant ainsi le
mandat pour lequel ils avaient été élus ; car on l'a trop oublié, cette Assemblée
n'avait pas de mandat exécutif, mais pour seul objet d'écrire une constitution
qui n'est toujours pas sortie. Suite à ce refus d'affronter le verdict des
urnes, il était logique que l'on ait à un moment donné, soit disparition de
facto du début de démocratie tunisienne, soit révolte populaire. Clairement,
cet assassinat - voulu probablement pour effrayer les opposants - aura eu, au
moins pour le moment, l'effet inverse.
La situation économique de
la Tunisie, avec l'incapacité des nouveaux gouvernants à donner du travail à la
même jeunesse qui avait renversé Ben Ali ; le naufrage du tourisme, que les
reportages télévisés contribuaient certainement à faire dégringoler ; les ravages causés à
l'image du pays par les actes minoritaires mais insuportables des salafistes
contre les minorités, le patrimoine pluriel du pays et les droits des femmes -
que de fois ai-je mentionné sur ce blog les exactions antisémites ! - ;
l'incapacité surtout, bien dans la tradition arabe, de dépasser les invocations
à "l'union nationale" pour vraiment gérer une vraie démocratie, avec
opposition et confrontation des idées ; tout ceci semble avoir rapidement
plombé les islamistes locaux, qui se montrent pour le coup moins doués pour
conserver un pouvoir que pour le conquérir ; et il est passionnant de voir, en
même temps, les mêmes "Frères" au pouvoir en Egypte, confrontés à
d'énormes difficultés. Comme le soulignait sur une radio Stéphane Lacroix,
grand spécialiste de l'islam politique, il ne suffit pas de se réclamer de la
Charia pour savoir gouverner : et de fait, ils manquent terriblement de
références théoriques pour l'exercer. L'économie, vrai talon d'Achille des
islamistes ? Jean-Pierre Lledo, qui fut mon invité il y a quelques mois,
prévoyait leur chute après avoir déçu leurs électeurs, mais dans un délai très
long : maintient-il son évaluation de 20 % seulement de démocrates dans l'ensemble
du monde arabe ? Une moyenne peut-être, mais probablement pas applicable
aujourd'hui à la Tunisie, si on en juge par la foule immense qui a suivi
l'enterrement de Chokri Belaïd.
Ici, en France, le spectacle
de ce qui ressemble à une nouvelle révolution deux ans après celle "du
jasmin", a déjà définitivement entaché l'image des gouvernants actuels de
Tunis, que l'on ne peut plus guère qualifier de "d'islamistes modérés":
que l'on lise par exemple cette tribune de Martine
Gozlan dans "Marianne" ; ou que l'on observe l'absence de
précautions diplomatiques de Manuel
Valls, parlant du nécessaire soutien de notre pays pour les "démocrates",
et contre le "fascisme islamique" : qui se serait exprimé ainsi il y
a un an se serait fait rouler dans la boue par les médias, et singulièrement de
gauche !
Je terminerai enfin par une
remarque, anecdotique, mais qui reflète bien la polarisation des uns et des
autres sur le conflit israélo-palestinien : j'avais publié cette illustration
sur ma page FaceBook, et manifesté bien sûr ma solidarité avec les démocrates
tunisiens. Des amis m'ont aussitôt appris certains engagements militants passés
du leader tunisien : "Soutien de causes aussi disparates soient-elles, il
a fait partie d'un collectif de défense de l'ancien président irakien Saddam
Hussein et était actif dans le comité de lutte contre la normalisation avec
Israël", voilà ce que vous lirez en
lien. Dont acte, et le fait d'être un martyr de la jeune démocratie
tunisienne n'en rend pas automatiquement plaisant tout ce qu'il a soutenu. Mais
dénoncer ce lâche assassinat va largement au delà des idées de la victime : je
combats les idées de Marine Le Pen, je n'ai jamais été communiste, mais je
serais horrifié par le meurtre politique de dirigeants du F.N ou du P.C.F. Au
delà, on n'a pas tué Chokri Belaïd pour ces engagements là - que doivent
largement partager, hélas, la majorité des Tunisiens ; on l'a fait pour punir
un opposant courageux, et effrayer ceux qui auraient suivi son exemple. Et au
final, et même si ce sera un long chemin, c'est dans une démocratie réelle et
laissant tout le monde s'exprimer, que demain les vrais défenseurs de la
normalisation avec Israël auront une petite chance de pouvoir s'exprimer !
Jean Corcos