Voilà,
Boualem Sansal est reparti. Voyage éclair.
Mais
pour toutes celles et ceux qui ont pu l’approcher durant ces 4 jours (13 au 16
Mai), à Jérusalem ou à Tel Aviv, à l’occasion de sa participation au Festival
International des Ecrivains 2012 de Jérusalem, la lumière de l’éclair restera
pour toujours. Pour d’innombrables raisons.
Malgré
sa notoriété qui grandit de roman en roman, Boualem est resté le même, modeste,
à l’écoute, doux, n’élevant jamais la voix, naïf et pas faussement, tellement
sans masque qu’on a envie de le lui en tendre, au moins un, on sait jamais.
Comment ne pas penser à cette autre force tranquille, l’écrivain Tahar Djaout
qui, lui en plus, roulait adorablement les ‘’r’’ ? (Il fut assassiné le 27 mai
1993 par les islamistes alors qu’il venait de sortir de son immeuble et
d’entrer dans sa voiture, dans une lointaine banlieue d’Alger).
Même
les énormités ne perturbent pas plus Boualem qu’elle ne perturbait Tahar.
Et
autant le dire de suite, Boualem n’en entendit pas une seule, là.
Les
énormités, faut aller les chercher sur le net : haine, antijuivisme primitif le
disputant à un aussi primitif anti-israélisme, insultes nauséabondes, baignant
souvent dans ce nazislamisme déjà dénoncé par l’auteur dans ‘’Le Village de
l’Allemand’’.
Même
aussi dénué de préjugés que lui, arriver à Jérusalem quand on vient d’Algérie
n’est pas une mince affaire. Que faut-il surmonter ? Je lui ai posé la
question. Réponse : ‘’la peur’’. Et Boualem refuse d’avoir peur, car ‘’c’est
entrer dans leur logique’’. Celle du censeur, du dictateur, du sectateur, et de
tous les autres bien-penseurs. Il faudrait écrire panseurs.
N’ayant
pas peur, il a pu savourer ses sensations, celles du lieu magique, Yérouchalaïm
(Jérusalem prononcé en hébreu), celles des rencontres avec ses
habitants-lecteurs-auditeurs, et en éprouver du bonheur. C’est beau de voir un
visage émerveillé. On a beau avoir dépassé la soixantaine, c’est celui d’un
enfant. Rien de mystique ni du fameux syndrome de Jérusalem, pourtant.
Car
il en sera ainsi de tous les Arabes qui viennent et viendront en Israël. Planter
ses dents dans le fruit défendu, c’est quand même le plaisir des plaisirs. Ensuite,
retrouver ces Juifs qui ont été chassés de tous les pays arabes. 600 des 900
mille, ce n’est pas
rien. Et donc forcément qu’à chaque coin de rue, vous avez de fortes chances de
vous retrouver nez à nez avec un de ces 600 000, un pote de Tlemcen, ou de
Constantine, ou du Mzab, ou du bled de la Kahena dans les Aurès… Et le nez, les
Juifs comme les Arabes, ils n’plaisantent pas avec.
Ensuite,
quand on vient du monde arabe, et qu’on a dû prendre son visa à Paris, donc
traverser plusieurs pays d’Europe, où insensibles aux tueries et aux
discriminations les plus intolérables du monde musulman, vis-à-vis des Noirs,
des Chrétiens, et de tout musulman qui ose déroger, Israël est devenu le seul
motif d’indignation, la grosse surprise c’est, bien sûr, de marcher dans des
rues où se croisent des Arabes et des Juifs le plus normalement du monde, ou
bien de traverser tout Jérusalem et ses quartiers plutôt arabes ou plutôt
juifs, dans ce fameux tramway à peine inauguré, sans que l’on y voit un seul
policier, sans que le moindre ‘’crime talmudique’’ ne soit commis pour faire de
la galette avec du sang d’enfant arabe, puisque tel est le sujet favori d’une
bonne partie de la production romanesque dans le monde arabe …
Boualem
m’a d’ailleurs demandé comment étaient habillés les policiers. Je lui ai
répondu que je me posais la même question, car je n’en avais pas encore vus, et
que je me demandais même comment d’aussi grandes villes pouvaient
s’autodiscipliner.
Et
lorsque Boualem s’est rendu au lycée français de Jérusalem qui tient à
s’afficher ‘’laïque’’ bien que situé dans le couvent St Joseph, ce qui l’a
éberlué, c’était que hormis quelques profs et le proviseur, des Français, le
reste, profs et élèves étaient Juifs et Arabes, ces derniers étant soient
israéliens, soit venant des Territoires administrés par l’Autorité
Palestinienne. Les keffiehs que portaient certains élèves
ne lui ont pas échappé non plus. C’est vrai que c’était le jour de la ‘’Naqba’’
(catastrophe), que depuis quelques années les dirigeants palestiniens tiennent
à commémorer, sous ce nom, presque l’équivalent en hébreu de la ‘’Shoah’’,
excusez du peu, le même Jour que l’indépendance israélienne de Mai 1948.
Quand
les Arabes et les Palestiniens pourront librement - c’est à dire sans que les
intellectuels n’aient peur pour eux et leur famille - se réapproprier leur
histoire, ils devront sans aucun doute conserver une Journée Naqba, mais en la
situant bien, bien avant …
Par
exemple, au tout début du 20ième siècle lorsque les premiers mouvements
politiques arabes - ils ne se disaient pas encore ‘’palestiniens’’ puisque les
premiers palestiniens de cet endroit furent … Juifs - au lieu de s’employer à
bâtir les institutions de leur futur Etat, comme le fit le mouvement sioniste,
consacrèrent toute leur énergie à nier le droit national des Juifs à avoir leur
propre Etat, d’abord par la parole, puis par le boycott de leurs produits
économiques, puis par les assassinats de simples
gens, puis en commençant par chasser les Juifs de Galilée, de Hébron, et de Jérusalem,
c'est-à-dire ceux qui n’avaient jamais quitté cette terre, enfin par la guerre
dirigée par le Hadj Amin El Husseini financé dès les années 30 par les nazis. Fourvoyés
par leurs chefs et par des pays arabes dont les frontières ont toutes été
dessinées par la puissance
dominante, l’Angleterre, telle est la véritable Naqba des Palestiniens arabes,
chrétiens et musulmans.
Le
jour où l’on verra des intellectuels arabes et palestiniens le dire et
l’écrire, alors la solution du conflit israélo-palestinien ne sera plus très
loin…
Sansal,
quant à lui, est persuadé qu’un jour la paix arrivera.
Et
il a même une petite idée toute simple qu’il ne nous a pas dissimulée… "Il faudra qu’autour de la table, il n’y
ait que des Palestiniens et des Israéliens." Pas d’autres.
"Ni
des Européens, ni des Américains, ni des Russes, car tous n’ont en vue que
leurs intérêts". Ni des Arabes d’ailleurs, surtout eux, qui aujourd’hui se
sont livrés aux islamistes …
Les
islamistes, et on l’avait compris depuis ‘’Le Village de l’Allemand’’, sont
pour Boualem le mal absolu.
Aussi
a-t-il tenu à s’élever contre ceux qui en Europe défendent l’idée que c’est
"un mal nécessaire". Traverser le Mal pour aller vers le Bien ?
"Ridicule, suicidaire !", hausse à peine la voix, Boualem : "Pour
aller vers le bien, il faut s’ ECARTER du Mal".
Mais
les élections dans le monde arabe qui lorsqu’elles sont libres portent partout
au pouvoir les islamistes, laissent-elles un espoir, lui ont demandé maintes
fois ceux qui firent salle comble à chacun de ses débats ?
‘’Pas
à brève échéance’’, admet l’écrivain. Et précise-t-il, le temps à lui seul n’y
fera rien. De débat en débat, Boualem ne craint pas de se répéter : "les
intellectuels du monde arabe doivent se mettre au travail", pour élaborer
une pensée indépendante des pouvoirs consacrés, une pensée qui ne recule devant
aucun tabou. Et comme Boualem ne veut pas désespérer, il énumère quelques
exemples (peu nombreux) de réactions positives à son voyage actuel en Israël,
qui certes par ces temps de fange haineuse,
illuminent...
La
question qui est revenue le plus souvent est : "Pourquoi restez vous en
Algérie ?". Certains le prièrent même, larmes aux yeux : "Ne tentez
pas le diable, partez !’". Et Boualem de citer un échantillon de la longue
liste des bêtes noires du pouvoir qui depuis 1962 ont toutes été assassinées dans
différentes villes d’Europe, sans même que les polices de ces pays dotés
pourtant d’Etats de droit et de justices indépendantes n’aient mené la moindre
enquête. "Ce n’est pas moi qui doit partir, ce sont eux (les pouvoirs)
!".
Evidemment,
le public israélien n’a pas l’habitude de rencontrer pareils énergumènes.
Surprise.
Etonnement. Effarement. Ahurissement. Stupéfaction. Ebahissement.
Eblouissement. Emerveillement. Fascination ... Voilà, je vous ai mis tous les
synonymes de ‘’surprise’’ que me propose l’ordinateur. Et il est certain que le
charme, comme l’éclair dont je parlais au début, n’est pas prêt de s’estomper.
Tant
de mots du coeur lui ont été dits… En aparté : ‘’Beaucoup vous admirent, moi je
vous aime’’, dixit Ziva. Et en public : ‘’si Primo Lévi était vivant, il serait
votre ami, Boualem !’’. Suprêmissime compliment par quelqu’un qui, nous dit-il,
avait perdu 60 personnes de sa famille dans tous les camps hitlériens.
Là,
où passe Boualem, l’effet est durable. Et au moment de se séparer, le seul mot
que son public et lui n’ont pas prononcé, est ‘’adieu’’, tant il était évident
pour tous, qu’une longue histoire venait de commencer. Venait ou avait déjà
commencé depuis si longtemps, il y a 2000 ans ou plus, lorsque les premiers
Juifs arrivèrent après avoir été chassés de leur Judée et qu’ils furent adoptés
par les Berbères ?
Car
s’il est bien un sentiment qui vous prend à la gorge et ne vous quitte plus en
arrivant pour la première fois à Jérusalem, c’est que c’est bien le lieu où
l’histoire brisée et violente de l’humanité se recollera et s’apaisera… Que les
artistes et intellectuels du monde arabe qui auront un peu de son courage
sachent ce qui les attendent
et ce qu’ils auront à ressentir : combien il est bon d’être aimé par ceux que
l’on nous avait présenté comme des ennemis !
Ses
derniers moments hiérosolomytains, Boualem tint à les passer avec ses
compatriotes de Tlemcen, Miliana, Blida, Alger, et j’en oublie, (cf toutes les
photos ci-dessus) dans une superbe maison du quartier juif de la Vieille Ville,
rasé après 1948, quand il tomba dans les mains de la Jordanie, et reconstruit
après la victoire israélienne lors de la guerre des six jours en 1967. Avant de
se séparer, on monta sur la terrasse. Il faisait grand nuit, et le Dôme du
Rocher luisait de sa dorure. On pouvait rêver à la grande réconciliation entre
les enfants d’Abraham que venait à peine d’évoquer
notre hôte, lui aussi Abraham, dans une magnifique envolée lyrique, applaudie
par Boualem…
Moi
je ne pus m’empêcher de penser à ce SMS reçu à Paris il y a 2 ans, que me
retransmit une intellectuelle algérienne et qui disait, alors que l’on venait
juste d’inaugurer la grande synagogue "Hourva’" explosée, avec de
nombreuses autres en 1948, par la Légion jordanienne : "En ce moment les
buldoozers deTsahal sont en train de détruire El Aqsa".
PS
: Ah, j’allais oublier… On a aussi beaucoup parlé de littérature. Boualem ne la
joue jamais "Ah vous savez c’est très mystérieux’"… Il demande juste
combien de temps on lui donne pour répondre, et comme s’il se parlait, il
recompose, et réemprunte devant nous, mezzo voce, tous ses labyrinthes créatifs.
Mais
pour cette fois, je crois que là n’était pas l’essentiel…
Jean-Pierre Lledo,
cinéaste, le 17 mai 2012
cinéaste, le 17 mai 2012
Nota de Jean Corcos :
Je remercie Jean-Pierre Lledo, cinéaste, qui m'a communiqué ce
compte-rendu tellement percutant sur la visite courageuse du grand
romancier algérien en Israël. C'est un grand bonheur, pour moi, de voir réunis
ici ces deux amis, enfants de l'Algérie et que j'avais eu le plaisir d'avoir
comme invités à mon émission : vous pourrez entendre mes interviews en visitant
mes pages de podcasts, numéro du 22 février 2009 pour Boualem Sansal, et du 25
avril 2010 pour J.P Lledo.