Alexandre Adler
De Tunis à Damas, du Caire à Tripoli, le printemps arabe
a eu des résultats pour le moins contrastés, avec l'émergence des partis
islamistes. Il faut donc que l'Occident ait un regard lucide sur les combats à
venir. "L'Islam, observe Alexandre Adler, n'est pas "un empire dans
l'empire", mais une partie dolente, vibrante, inventive et originale de
notre Humanité toujours plus unifiée, même à son corps défendant. Oui,
l'Histoire a recommencé." Rencontre avec l'auteur, qui nous donne des clés
essentielles de géopolitique.
Quel est ce fameux jour où l'Histoire a recommencé?
Alexandre
Adler - On peut conventionnellement désigner le 17 décembre 2010, quand
le malheureux jeune Tunisien Mohamed Bouazizi s'est immolé par le feu,
après avoir été maltraité par les autorités de son pays, pour mourir le 4
janvier 2011. C'est à partir de là que, telle une traînée de poudre, a
démarré la révolte qui a entraîné le départ du président Ben Ali. Puis
ce fut la place al-Tahrir, au Caire, avec les suites que l'on connaît de
cette révolution arabe: la chute de Kadhafi en Libye, la guerre civile
en Syrie, les troubles yéménites, les réformes survenues au Maroc dans
l'organisation politique du pays ainsi que des mouvements plus
souterrains mais non moins prégnants en Jordanie, Palestine, Irak, voire
en Arabie saoudite. C'est un continent entier, de l'Atlantique au golfe
Persique, qui a été frappé d'une seule secousse - essentielle par son
ampleur géographique, mais aussi du point de vue de l'espace-temps dans
lequel s'inscrivait ce monde.
De fait, après avoir connu une phase
d'indépendance révolutionnaire et activiste, il s'était comme soustrait
à l'évolution générale de la planète. La vague démocratique qui avait
déferlé à partir de la fin des années 1970, avec pour point d'orgue
l'effondrement du mur de Berlin, puis de l'Union soviétique en 1991, et
qui avait continué à courir jusqu'en Afrique du Sud, ne l'avait
nullement atteint. Le monde arabe donnait même l'impression d'être
devenu la poche de résistance à la démocratisation et à la
mondialisation. Si jamais, comme le dit le slogan imbécile des
altermondialistes, «un autre monde est possible», c'est précisément
celui-là.
Et voilà que, d'un coup, rattrapage d'une violence
extraordinaire, une nouvelle génération sans leader politique ni
organisation constituée s'empare de l'espace public, d'abord dans les
dictatures «débonnaires», Tunisie et Égypte ; puis en Libye et en Syrie,
où le despotisme sanguinaire rend les choses singulièrement plus
complexes. Une nouvelle génération émerge avec une aspiration à
l'identité bien plus importante que le droit à la différence. Elle veut
que l’État rende des comptes, qu'il soit soumis à un ordre
constitutionnel, que l'on ne puisse pas voler impunément le bien public,
que les dirigeants se soumettent au suffrage populaire, que la liberté
d'information soit généralisée. Mais on sait que les saisons passent: au
«printemps arabe» a succédé au fil des semaines un hiver prolongé avec,
partout, l'émergence des Frères musulmans dont on n'imaginait pas - au
contraire de l'Egypte où ils sont implantés depuis 1928 - qu'ils pussent
remporter sans coup férir les élections tunisiennes, et même s'imposer
comme le premier parti marocain. Il s'agit là d'une confrérie d'une
puissance considérable, dont les intentions ne sont rien moins que
pacifiques.
Est-ce à dire que le «printemps arabe» pourrait être une ruse de l'Histoire?
On
peut certes se demander si, comme Hegel le prétend, tout cela ne serait
pas une ruse de l'Histoire, un vaste complot des forces intégristes
manipulant des symboles qui nous sont chers de façon à prendre le
pouvoir. Eh bien non, comme Aristote l'opposait à Platon, il faut sauver
les phénomènes: les apparences existent. Nous n'avons pas eu la berlue,
nous avons bien vu une jeunesse libérale, ardente, courageuse,
s'opposer en Tunisie et en Égypte à un système de répression qui, peu à
peu, allait se déliter.
Pour ce qui est de l’Égypte, le vide créé
dans la classe politique a été comblé par la confrérie des Frères
musulmans, qui jouit dans ce pays d'une forte implantation sociale et
dont on ne se débarrassera pas aisément. Cela étant, après le choc
salutaire du retour à une vision plus prosaïque et lucide de la réalité
arabe, il est clair que la révolution démocratique n'a pas été une
illusion. La preuve? En Égypte, où règne une grande confusion politique,
alors que le sabre et le goupillon - militaires et Frères musulmans -
allaient s'entendre pour sauvegarder la tradition d'un État centralisé
en confisquant l'élection, la situation s'est compliquée. Le succès
auprès de la jeunesse d'un candidat tel qu'Aboul Fotouh, dissident des
Frères musulmans, n'entrait assurément pas dans les calculs des
militaires les plus cyniques, non plus que des dirigeants les plus
expérimentés de la confrérie. L'élection sera donc plus difficile que
prévu. Cette complexité nous renvoie à ce que nous avons vécu...
Quelles conséquences pour notre monde occidental?
Grande
question, mais à prendre par la fin: quel monde occidental? Les
événements survenus ont à nouveau divisé l'Occident en deux parts - la
première est américaine (avec les Britanniques, comme toujours), la
seconde regroupe l'Europe continentale, Russie comprise - pour un combat
à fronts renversés. Tout le monde se souvient de la célèbre photo de
Jacques Chirac, Gerhard Schröder et Vladimir Poutine qui, tels les trois
Horaces, juraient aux Nations unies de s'opposer à la frénésie de
conquête de George W. Bush en Irak. Cette vignette d'une Europe
pacifiste face à une Amérique belligérante est désormais inversée. Pour
une raison n'ayant rien à voir avec une éventuelle sympathie pour les
Frères musulmans - encore qu'ils aient une bien plus grande tolérance
que nous pour les excentricités religieuses (Mitt Romney, mormon
convaincu, compte là-dessus pour sa campagne présidentielle) -, les États-Unis ont décidé de ne plus se mêler de ce qui se passe dans le
monde arabe.
Comme me l'a confié un jour avec une désarmante
candeur Condoleezza Rice: «Les Américains sont fatigués. Il faut les
laisser tranquilles. Ils ne veulent plus entendre parler de cette
région.» La conjonction des sympathies musulmanes de Barack Obama et
d'un isolationnisme modernisé de l'establishment stratégique conspire
donc à la solution actuelle, laquelle est elle-même compatible avec la
vieille alliance avec l'Arabie saoudite. Pour les Américains, si les
musulmans de la terre veulent faire des États islamistes, c'est leur
affaire. On définira un certain nombre de limites à ne pas franchir qui
permettront de coexister. C'est l'appeasement à la façon des années
1930, dans une version moderne. Obama l'a pratiqué en 2009 lors de la
révolution démocratique en Iran. On a également pu observer l'extrême
réticence avec laquelle l'administration américaine est intervenue en
Libye.
A l'inverse, parce qu'elles ne sont pas sauvegardées par
l'océan d'abstraction que peut représenter l'Atlantique, les sociétés
européennes sont conscientes qu'une part de leur avenir se joue dans le
monde arabe: si des régimes islamistes sur le modèle d'Ennahda en
Tunisie viennent à dominer tout le Maghreb, ce sont nos banlieues qui
flambent. Si les Frères musulmans prennent demain d'assaut l’État syrien
et décrètent la guerre sainte pour libérer les musulmans opprimés dans
les pays voisins - notamment le Caucase -, ce sont les Russes qui se
retrouveront avec des guerres ranimées au Daghestan, en Tchétchénie,
etc. Quant à la Turquie, nation musulmane la plus liée à l'Allemagne,
son évolution est au cœur des réflexions des dirigeants politiques
d'outre-Rhin, quoi qu'en dise Angela Merkel. Ainsi l'Europe
continentale, qui s'était soustraite avec horreur à l'intervention
américaine en Irak, ne peut passer la montée en puissance de l'islamisme
politique par profits et pertes. Pas question, bien sûr, de se préparer
à une nouvelle croisade, mais il faudra agir avec détermination et
considérer la complexité des sociétés musulmanes avec une bien plus
grande lucidité que ne le font les Américains.
Concrètement, que peut faire l'Occident ?
D'abord,
rien qui puisse nuire - vieille recette hippocratique! On ne peut en
vérité qu'essayer de fortifier les acquis de la révolution afin que le
jeu démocratique qui a fonctionné en Tunisie et au Maroc, et qui devrait
être respecté en Égypte, permette l'alternance. Rien n'est moins sûr,
évidemment. Quand bien même certains Frères musulmans seraient capables
d'une évolution modérée, on l'a vu avec la scission d'Aboul Fotouh en Égypte, la capacité des mouvements islamistes à évoluer favorablement ne
viendra évidemment pas d'eux-mêmes. Si le parti islamiste turc AKP a su
jouer le jeu de la démocratie, et même de l'européanisation, c'est bien
parce que la société turque n'aurait pas toléré autre chose. De la même
façon, si demain l'Ennahda renonce à une partie de son programme, c'est
bien parce que les femmes et la jeunesse protestent vivement chaque
fois que ressurgissent des dispositions qui les heurtent. La meilleure
façon d'aider ces pays est d'agir par le biais de la société civile, en
canalisant l'islamisme, en le contraignant à évoluer comme, finalement,
la gestion démocratique de la guerre froide a pu modifier les partis
communistes en France ou en Italie.
L'action passera-t-elle, par exemple, par internet et les médias ?
Internet
et les médias sont une vraie question, on l'a vu avec la prise de
contrôle d'al-Jezira par les islamistes égyptiens du cheikh Karadaoui,
les militants du Hamas palestinien, et par la présence d'islamistes
convaincus dans l'entourage proche de l'émir du Qatar. Dans cette
bataille médiatique, les islamistes ont un coup d'avance. Sans faire
radio Europe libre ni organiser la guerre froide, nous devons aider à la
fois financièrement et techniquement tous ceux qui essaieront de faire
vivre une information pluraliste. Tout mouvement comporte ses
extrémistes et ses modérés: un certain nombre de gens qui ont exprimé à
travers l'islamisme leur opposition au régime qu'ils subissaient peuvent
souhaiter aussi une réconciliation avec les valeurs de la démocratie,
ils s'y engageront d'autant plus qu'en face existera la contrepartie.
C'est là que nous, Européens, devons réfléchir. Autrement dit, ne pas
armer Bachar el-Assad à tout prix comme le fait Poutine, mais aussi ne
pas couvrir les islamistes de fleurs, comme tant d'idéologues naïfs sont
disposés à le faire en France et en Allemagne.
Pourquoi les Russes soutiennent-ils le gouvernement syrien ?
Pour
trois raisons - deux mauvaises et une relativement bonne. La première
relève du cerveau reptilien: un réflexe de Vladimir Poutine vis-à-vis
d'un pays allié à qui la Russie procure l'essentiel de son arsenal
militaire. Symétriquement, en territoire syrien, la base navale russe de
Tartous n'est sans doute pas essentielle du point de vue stratégique,
mais le symbolisme est là. La Syrie demeurant l'un des derniers lieux où
flotte encore le drapeau, dirais-je non pas russe, mais soviétique, il
n'est pas question pour Poutine de s'en laisser chasser comme un
malpropre. A bien des égards, cette crispation d'un pays en perte de
prestige fait penser à l'affaire de Suez en 1956, quand la France et
l'Angleterre, en passe d'être boutées hors du monde arabe, n'inventèrent
rien de mieux que cette utopique et dangereuse expédition pour
renverser Nasser, avec le résultat que l'on sait.
La deuxième
mauvaise raison qu'a Poutine de soutenir la Syrie est d'espérer encore
bâtir un contrepoids antiaméricain un peu partout dans le monde - avec
pour le Moyen-Orient, l'Iran et son bastion avancé de Syrie. C'est
l'alliance iranienne qui pousse les Russes, à travers leurs amis
arméniens, par exemple, à subventionner et soutenir militairement Bachar
el-Assad. Cette alliance iranienne est non seulement contraire aux
intérêts à long terme des deux pays, mais elle est doublée chez les
Russes d'une nostalgie impériale sans issue.
J'en arrive donc à la
troisième raison, celle-là relativement bonne: je partage l'analyse
russe selon laquelle la Syrie est le modèle même de ce que l'on appelle
un no win game, un jeu qui ne peut pas comporter de vainqueur. Malgré
bien des séquelles, nous sommes arrivés à une solution optimale en Libye
parce que l'entière population souhaitait la chute de Kadhafi,
l'intervention occidentale contrecarrant en partie celle des Frères
musulmans. Rien de tel en Syrie où les chiites alaouites, les chrétiens
ainsi que d'autres minorités, dont les druzes, n'ont cessé de manifester
leur hostilité à la révolution dirigée par les Frères musulmans syriens
et égyptiens. N'ayons aucune illusion: la victoire du camp
révolutionnaire serait celle du sunnisme orthodoxe, avec pour
conséquence immédiate une répression des minorités. La stratégie de
Bachar el-Assad est à cet égard des plus cyniques: si le patriarche
maronite du Liban, qui n'aime guère les Syriens, en est malgré tout
arrivé à souhaiter le maintien au pouvoir de la famille Assad, qui fut
le bourreau du peuple libanais et de la chrétienté libanaise, c'est
assurément pour de solides raisons.
Les alaouites se radicalisent.
Certains en Syrie souhaitent une partition du pays, avec des débuts de
purification ethnique rappelant la stratégie serbe en Bosnie et en
Croatie. Bref, ce vers quoi nous allons est peut-être un éclatement du
pays. La vengeance de Dieu, en quelque sorte, car les Syriens n'ont
cessé de pratiquer cette politique au Liban avec un certain succès. Or
ce sont eux qui, maintenant, sont un vaste Liban. Nous payons là tout
l'arriéré de l'histoire du Baas, parti fasciste qui s'était présenté
comme capable d'unifier un monde arabe profondément pluraliste. Le
résultat a été lamentable: aujourd'hui, en Irak comme en Syrie, le
pouvoir des majorités s'impose dans la violence contre les minorités.
Tel est l'aboutissement de la folie et de l'aberration baasistes. Ayons
au moins la lucidité de comprendre que nous sommes dans une situation
éminemment complexe qui ne sera résolue qu'avec des moyens complexes, et
non pas avec des condamnations abruptes des uns ou des autres, qui ne
nous mèneront rigoureusement nulle part.
En quoi l'alliance entre la Russie et l'Iran est-elle négative pour les deux pays ?
D'abord
parce qu'en entraînant l'Iran pour des raisons tactiques dans son plan
antiaméricain, les Russes donnent un ballon d'oxygène aux forces les
plus archaïques, antimondialistes et antidémocratiques, qui ont maintenu
ce pays dans son isolement. Qu'ils aident les Iraniens en catimini n'a
aucun aspect positif, à telle enseigne que les personnalités qui étaient
plutôt tournées vers Moscou, tels Khatami ou Hossein Moussavi, ont
choisi la Révolution verte - la réforme - et ne veulent rien avoir à
faire avec ce rapprochement-là.
C'est encore pire pour la Russie.
Ses dérisoires manœuvres antioccidentales, issues d'une tradition
KGBiste dévoyée, ne font que retarder son européanisation, alors que
c'est vers les Européens que devrait aller sa solidarité - à charge pour
ces derniers de saisir qu'ils ont eux-mêmes tout à gagner à être
beaucoup plus solidaires des Russes. En désaccord avec Medvedev, Poutine
a eu la sottise d'affirmer que les Occidentaux étaient à l'origine des
manifestations et de la contestation qui ont changé la face de
l'élection présidentielle russe. En ce sens, si la politique russe est
aberrante, nous avons le devoir de lui en proposer une autre, meilleure.
Reste que Vladimir Poutine est à nouveau au pouvoir pour un troisième mandat présidentiel de six ans...
Si
l'on considère qu'il fut autrefois un candidat plutôt libéral face à
Evgueni Primakov, il a évolué en mal. Mais qu'il puisse changer en bien
demeure une question ouverte. Le pouvoir n'est plus centralisé entre ses
seules mains: les conditions tourmentées et en vérité un peu minables
de sa réélection ont déjà fragilisé son attitude, surtout lorsque
celle-ci était engagée vers le rejet de l'Occident et la stratégie que
nous venons d'évoquer.
Le Figaro, 8 juin 2012