Nous allons avoir une émission
bien originale dimanche prochain, puisqu'il va être question du Maghreb, d'Histoire,
mais pas d'un nouveau livre d'Histoire puisqu'il s'agit en fait d'un livre sur
"l'Histoire des Historiens". Mon invité sera Pierre Vermeren. Les
auditeurs de ma série le connaissent bien, je ne compte plus les émissions où
il nous a fait l'honneur de passer sur notre antenne. Rappelons qu'il est historien de formation, arabisant, maître de conférences en Histoire du Maghreb
contemporain à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, et
qu'il a consacré plusieurs ouvrages à ces pays et en particulier au Maroc, où
il a été longtemps enseignant. Alors le livre dont nous allons parler
a un titre un peu étonnant : "Misère de l'historiographie du
"Maghreb" post colonial, 1962-2012", c'est édité aux
"Publications de la Sorbonne", et disons-le, c'est un ouvrage tout à
fait technique où il fait un point extraordinairement détaillé de
l'historiographie française sur ces pays - avec un aperçu plus rapide sur la
recherche historique au Maghreb même et dans certains pays étrangers. L'historiographie,
c'est à dire la manière avec laquelle on écrit l'Histoire, n'est pas quelque
chose de secondaire ; et il faut s'intéresser au sujet en profondeur, comme il
l'a fait, pour réaliser qu'elle est le fruit d'enjeux idéologiques, qu'elle
reflète aussi l'état de la société à un moment donné, mais en même temps
qu'elle façonne notre vision du monde extérieur ; et c'est particulièrement
important lorsqu'il s'agit de pays avec lesquels la France a tissé tant de
liens. Or justement, et c'est le paradoxe qu'illustre son livre, c'est
précisément depuis qu'ils sont indépendants que les Etats du Maghreb ont
disparu peu à peu du paysage académique français. Comme il l'écrit en
introduction, les recherches restent denses sur la période coloniale, mais leur
Histoire des cinquante dernières années n'a presque pas intéressé nos
historiens : d'où, je le cite, "l'indigence globale du débat public sur
l'Afrique du Nord, jusqu'au "printemps arabe" de l'hiver 2011".
Parmi les questions que je
poserai à Pierre Vermeren :
- Vous décrivez "les
méthodes classiques de l'historien : description des faits, prééminence des
archives et de la chronologie sur l'analyse, croisement des sources, critique
interne et externe des documents". Est-ce que ces règle sont généralement
suivies, ou bien non ?
- Le récit colonial français
a eu des inflexions par rapport à l'identité des peuples d'Afrique du Nord : on
a l'impression qu'ils ont été alternativement présentés à l'époque comme des
Arabes et comme des Berbères, pourquoi ? On a l'impression que pendant la
conquête et après, les anthropologues avaient une connaissance extrêmement fine
de ces populations, mais que le fait d'avoir utilisé cette science à des fins
de domination a complètement tétanisé ensuite la recherche universitaire française
: d'où l'idée partagée aujourd'hui par les pouvoirs politiques de part et
d'autre de la Méditerranée, que l'on a affaire, en gros, aux mêmes
"Arabes", dans le Golfe et en Algérie ou au Maroc.
- il y avait entre 50 et 60
spécialistes universitaires nés dans les décennies 30 et 40, ils sont tous
morts ou partis à la retraite, et la génération actuelle compte moins de dix
universitaires ; 695 thèses de doctorat sont soutenues sur l'Afrique du Nord
pendant la période coloniale, or entre 2000 et 2010 il n'y a que 21 thèses
soutenues sur le Maghreb en France, dont sept sur la guerre d'Algérie. Il y a
dans les années 30, quatre chaires consacrées au monde arabe au Collège de
France, deux à la Sorbonne : après 1962, tout cela va se disperser lors de
l'éclatement de l'Université de Paris, on va voir aussi l'apparition de
plusieurs instituts indépendants consacrés au monde arabe, mais au final,
dites-vous, tout le savoir se dilue peu à peu : que s'est-il passé ?
- Vous insistez fortement
sur l'influence des historiens marxistes sur l'historiographie du Maghreb : au
lendemain de l'indépendance de l'Algérie, l'Université d'Alger est désertée par
ses professeurs pieds-noirs ou pro-colonialistes, et la place est prise par ce
que l'on a appelés "les Pieds rouges". Certains de ces universitaires
d'ailleurs, pas tous historiens, sont devenus renommés par la suite, comme Pierre
Bourdieu, Etienne Balibar et Bruno Etienne. Or ils reviendront en France au
bout de quelques années, ils vont investir quelques place-fortes universitaires
et surtout, infléchir fortement la vision que l'on aura, en France sur le passé
et le présent de toute l'Afrique du Nord : quel a été leur parcours et leur
influence ?
- S'il y a une chose que
l'on peut reprocher à l'historiographie française sur le Maghreb, c'est bien de
n'avoir pas vu venir le réveil brutal de l'islam politique, avec la guerre civile
en Algérie et le fameux "printemps arabe" depuis deux ans. Vous énoncez
des diagnostics tout à fait lucides, comme le fait que l'on n'ait pas vu le
substrat religieux de l'insurrection du F.L.N, et que l'on n'ait pas voulu
comprendre ce qui se passait dans l'Algérie indépendante avec l'arabisation et
le "Code de la Famille" : et puis sont venus, remplaçant les
historiens, les politologues, Gilles Kepel, Olivier Roy, François Burgat, pour
expliquer ce qui se passait : or vous leur reprochez, justement, de ne pas être
des historiens et de ne pas comprendre le Maghreb, pourquoi ?
Un sujet ardu, mais qui
permet - parce que mon invité va au fond des choses - de découvrir vraiment un
aspect inattendu du "récit national" : soyez nombreux au rendez-vous
!
J.C
J.C